Jeunes exilés : les « justes » contre l’État

Partout sur le territoire, des bras de fer se mènent autour du traitement administratif subi par les jeunes exilés. Les associations s’organisent pour tenir tête aux départements et à l’État.

Nadia Sweeny  • 17 février 2021 abonné·es
Jeunes exilés : les « justes » contre l’État
En Haute-Loire, le cas de Madama Diawara suscite la mobilisation de sa famille d’accueil.
© DR

V ous n’êtes pas autorisée à entrer. » Ce lundi 15 février au matin, les policiers qui gardent la préfecture du Puy-en-Velay bombent le torse devant Véronique de Marconnay. Cette mère de famille accueille Madama Diawara, jeune Malien que le préfet de la Haute-Loire, Éric Étienne, menace d’expulser. Ses mains tremblent. Sa colère est indicible. Elle ne comprend pas pourquoi elle doit laisser Madama, qu’elle héberge depuis deux ans, entrer sans elle alors qu’on lui avait assuré quelques jours plus tôt qu’elle pourrait l’assister. Véronique ne le sait pas encore mais la préfecture vient de se fendre d’un communiqué de presse exigeant des excuses de sa part pour des propos jugés « indignes et révoltants à l’endroit de l’État et de ses représentants ». Une réaction épidermique qui ressuscite le crime de lèse-majesté et révèle l’état de la tension autour de la question des jeunes exilés.

Quelques jours plus tôt, Véronique de Marconnay a donné une interview à France Bleu. Un exercice qu’elle répète depuis une quinzaine de jours. Depuis que le jeune Madama, apprenti agriculteur, est devenu majeur et qu’il s’est vu refuser sa carte de séjour et menacer d’expulsion. Depuis qu’elle et son compagnon, Éric Durupt, organisent la mobilisation. Depuis que ce dernier est entré en grève de la faim.

Au cours de cet entretien, l’enseignante dénonce l’hypocrisie du préfet qui préparait une visite à Chambon-sur-Lignon, un « village des justes » : « Il va sûrement y avoir un beau discours, émouvant, par rapport à la solidarité, la générosité, les cœurs ouverts, les gens qui prennent des risques pour en défendre d’autres », prédit-elle. « Un rappel de mémoire par rapport à des événements douloureux de l’histoire, où des enfants en particulier étaient persécutés en raison de leur origine ou religion. Les gens les accueillaient, disaient leur désaccord avec les positions qui étaient celles de l’administration et des autorités. Vous ne voyez pas des similitudes ? » Cette question déclenche l’ire du préfet qui juge ce parallèle « ignoble » alors que, de son côté, Éric Durupt parle sans détour du « racisme de l’État » dans le traitement fait à Madama. La préfecture s’indigne d’autant plus. « On ne peut pas tout dire, on ne peut pas laisser tout dire », s’agace le préfet Éric Étienne dans la presse.

Mais au lieu d’ouvrir le dialogue et de faire baisser la tension, le représentant de l’État montre les muscles de manière assez puérile. Son communiqué est publié à 10 h 10 ce lundi alors que le rendez-vous de Madama est à 10 h. Véronique reste devant la porte. « C’est nous punir en s’attaquant à Madama », s’étouffe la famille. Quand le jeune homme ressort, le couperet tombe : une obligation de quitter le territoire va lui être envoyée. Éric Durupt, affaibli par la faim, s’écroule avant d’être transporté aux urgences. L’impression d’une guerre d’autorité menée par l’État et au milieu de laquelle se jouent l’avenir d’un jeune homme et la santé d’un père de famille. « Madama Diawara présente des faux papiers, il n’est ni réfugié, ni mineur, ni apprenti. Je ne régulariserai pas sur la base de faux papiers », s’énerve le préfet Éric Étienne dans la presse. Contacté par Politis, il n’a pas donné suite à nos sollicitations.

Mobilisation générale

« La première chose que prétend la préfecture, c’est toujours que les papiers sont faux », témoigne Stéphane Ravacley, boulanger de Besançon dont la mobilisation avait été très médiatisée. Fin janvier, après plusieurs semaines de grève de la faim et une pétition signée par plus de 240 000 personnes, Stéphane Ravacley obtient la régularisation de son apprenti, Laye Traoré. Pourtant, la préfecture remettait aussi en question la validité de son identité. « Ils ne vérifient même pas les documents, souffle le boulanger. Laye a eu de la chance : l’ambassade de Guinée les a validés. La préfecture a dû se rétracter une semaine avant notre passage devant le juge. Laye a désormais une carte de séjour jusqu’en avril, date à laquelle il sera naturalisé français… » Cette victoire déclenche un nouvel espoir. Une vague de mobilisations se répand partout sur le territoire.

À Fontaine, dans le Vercors, pour Mamadou Sacko, apprenti boulanger lui aussi. À Courseulles-sur-Mer dans le Calvados, Amadou Koné, électricien menacé d’expulsion, a obtenu un titre de séjour grâce à la mobilisation de toute son entreprise derrière le slogan « rendez-nous Amadou ». Dans le même village de 4 000 habitants, un restaurateur se lance dans la bataille pour garder Dembo Monekhata, son apprenti cuisinier. Dans l’Ain, Patricia Hyvernat, maîtresse d’apprentissage de Mamadou Yaya Bah, est en grève de la faim depuis le 9 février. Du côté de Nantes, une centaine de personnes se sont retrouvées devant la préfecture, samedi 13 février, pour réclamer des solutions pérennes pour ces jeunes. En arrière-plan, les situations de Bangaly Soumah, apprenti charpentier autour duquel toute son entreprise se mobilise. Ou encore, Mohamed Mansare, 19 ans, sacré meilleur ouvrier de la région la même semaine où il reçoit son obligation de quitter le territoire…

L’ampleur du mouvement cloue au pilori les propos d’Élisabeth Borne, ministre du Travail, qui début janvier ne voyait dans l’affaire de Besançon qu’un « cas particulier ». « Il y a une forte mobilisation : il était temps ! », se réjouit Stéphane Ravacley. Le boulanger de Besançon pousse à médiatiser les cas individuels, seul moyen selon lui de mettre la pression sur les autorités. Il a mis sur pied le réseau « patrons solidaires », travaille avec le site change.org, pour faciliter les pétitions qui foisonnent déjà. Il y en a une pour Madama. Stéphane Ravacley veut aussi une loi pour interdire les expulsions de jeunes apprentis dans les secteurs professionnels en manque de main-d’œuvre.

Minorité aléatoire

La pression monte sur les administrations de l’État. À tel point que les tensions sont palpables et s’élargissent au-delà de la seule question des jeunes majeurs apprentis. Car le combat démarre en amont : au moment de faire reconnaître la minorité de ces jeunes exilés par les services départementaux de l’Aide sociale à l’enfance. Reconnaissance qui leur permet d’intégrer le processus de formation professionnelle. Or, ces dernières années, le nombre de candidats a fortement augmenté, leur prise en charge s’est détériorée et leur reconnaissance durcie. À Nantes, d’après l’association Bienveilleurs 44 – hébergeurs solidaires –, un jeune sur deux ne serait pas reconnu mineur. Dans un rapport rendu le 20 novembre, la Cour des comptes confirme une « baisse du taux de reconnaissance de minorité » qui « varie fortement d’un département à l’autre, alors même que le public évalué présente des caractéristiques similaires ».

L’arbitraire local fonctionne à plein régime et participe des tensions avec la société civile. Ainsi on juge une préfecture ou un département plus ou moins bienveillants selon les territoires. Face à cette réalité, les recours devant le juge se multiplient avec des délais d’attente pouvant aller jusqu’à 24 mois. Pendant ce temps, les jeunes sont en errance, alors que beaucoup d’entre eux seront finalement reconnus mineurs. À Paris, 60 % des recours aboutissent à une reconnaissance de minorité, soit trois jeunes sur cinq.

Cette gestion maltraitante pour les enfants rend tout le monde nerveux. À Nantes, certaines associations refusent de parler au département. Pendant les réunions, des responsables d’association s’effondrent en larmes. « Il faut dire que c’est franchement difficile de rester calme quand vous voyez à quel point l’administration maltraite ces jeunes, abonde une militante. Ces tests de minorité sont un piège : soit les jeunes parlent et on les considère trop matures, soit ils s’enferment dans le silence et on dit qu’ils mentent. L’ASE nous produit des documents copiés-collés, sans prendre le temps de regarder. Le protocole de mise à l’abri pendant les démarches n’est pas respecté. Humainement, c’est insupportable. » À la Cimade locale, on temporise : « Certains essayent de faire de leur mieux. On essaye de garder un lien constructif même si on a peu d’efficacité. »

En région parisienne, Médecins sans frontières est allé jusqu’à déposer plainte contre la Seine-Saint-Denis pour « mise en danger de la vie d’autrui » et « non-assistance à personne en danger ». Une première en France. L’association reproche au département de ne pas avoir pris en charge un jeune exilé jugé majeur, en recours et malade.

De son côté, le département botte en touche et vise l’État, contre lequel il a saisi l’ONU fin 2019 pour non-protection des mineurs non accompagnés. D’après les chiffres du département, 1 700 jeunes non accompagnés ont été pris en charge par son Aide sociale à l’enfance en 2020, contre 500 en 2015. Une augmentation qui nécessite un budget que l’État ne comble pas. Sur les 60 millions d’euros débloqués, l’État ne compense que 8 %. Une réalité dénoncée par l’ensemble des départements. À l’appel du groupe LR, un débat a eu lieu au Sénat mardi 9 février sur cette brûlante question. Les élus ont tous pointé le désengagement étatique, dont la participation baisse de 42 millions d’euros dans le budget de 2021. Le gouvernement justifie ce rabotage par la crise sanitaire, qui a fait chuter le nombre des jeunes arrivés sur le territoire. Au vu du sérieux avec lequel la question est gérée par ses services, les militants ne sont pas près d’arrêter de s’énerver !

Société
Temps de lecture : 8 minutes