La guerre mondiale du numérique

La révolution de l’intelligence artificielle brasse d’énormes enjeux géopolitiques pour nos sociétés et pour la démocratie, alerte Pascal Boniface dans un nouvel essai.

Patrick Piro  • 24 février 2021 abonné·es
La guerre mondiale du numérique
Les « Batx » (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) sont-ils en train de damer le pion aux Gafam états-uniens ?
© AFP

Ce sont des chiffres rendus abstraits par tant de zéros : il y aurait quelque 40 000 milliards de données stockées dans le « cloud » mondial, un big data qui double tous les dix-huit mois. Une bonne partie est consommée par les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), les plus puissantes entreprises états-uniennes du numérique, qui cumulent près de 8 000 milliards de dollars de capitalisation boursière. La fortune individuelle de leurs patrons ou fondateurs, les Bezos, Zuckerberg, Gates et consorts, tutoie les 190 milliards de dollars, un pouvoir de chef d’État sans aucun compte à rendre aux citoyens.

Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste des questions géopolitiques, décortique les enjeux planétaires de l’expansion ultrarapide de l’hydre numérique. Et notamment de l’intelligence artificielle (IA), enfantée par la rencontre entre une informatique surpuissante, des outils de communication irriguant jusqu’à la plus isolée des cabanes et l’infini gisement du big data. Un bouleversement planétaire capable de générer deux perspectives extrêmes, expose Boniface : un monde d’abondance heureuse dans lequel ce numérique gavé d’algorithmes fera faire des bonds de géants à l’agriculture, à la santé, à l’économie, à l’accès au savoir, etc., pour le bien du plus grand nombre ; ou bien une formidable dégradation de nos sociétés – destruction massive d’emplois, concentration du pouvoir, contrôle social généralisé… –, pente sombre que l’auteur juge la plus probable, en analyste averti de précédents historiques.

S’il abuse parfois d’un discours pamphlétaire, Pascal Boniface a le mérite incontestable d’assembler quelques-unes des lourdes pièces qui donnent crédit à ses préoccupations : l’empiétement des Gafam sur des prérogatives d’État (création de cryptomonnaies), l’assaut constant sur la vie privée (données personnelles, systèmes et reconnaissance), l’outrage à la démocratie (malversations de Cambridge Analytica). Quant à la dimension géopolitique plus classique, elle est clairement dominée par un duel entre forces états-uniennes et chinoises, où l’Europe, à ce jour, joue les utilités. L’auteur, se dégageant du poncif des Gafam épouvantails, montre que les « Batx » (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) sont en train de damer le pion à leurs pendants (Facebook, Amazon, Google et Apple), dans un écosystème social et institutionnel moins affolé qu’en Occident sur les dangers potentiels de cette phagocytante sphère numérique. Il lance à ce propos une adresse perplexe au monde politique et intellectuel : comment se fait-il que ces questions primordiales n’occupent pas le débat public au plus haut niveau ? Il ose suggérer que la présidentielle de 2022 en soit l’occasion…

Géopolitique de l’intelligence artificielle. Comment la révolution numérique va bouleverser nos sociétés Pascal Boniface, Eyrolles, 208 pages, 16,90 euros

Idées
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