La liberté de s’associer en péril ?

Selon des juristes, la nouvelle loi fonctionnerait comme une épée de Damoclès et pourrait entraver l’action des associations, alors même qu’elles sont un rouage essentiel de la cohésion sociale.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 17 février 2021
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La liberté de s’associer en péril ?
Des cours de français sont dispensés aux habitants du Val-d’Argent dans les locaux de l’ATMF.
© Valentin Cebron

Insoutenable » sur le plan des principes, « contre-productif » au regard des attentes en matière de lutte contre les discriminations. Pour João Viegas, membre du Syndicat des avocats de France (SAF), le projet de loi qui vise à conforter le respect des principes de la République est bâti sur une logique de stigmatisation à l’encontre des musulman·es (1) : « Tout est fait, et c’est très préoccupant, pour faire comme si une croyance ou une appartenance religieuse était déjà le terreau qui favorise les dérives. » Un sentiment exprimé par le président d’un conseil des musulman·es d’une ville de l’Essonne. L’homme, qui souhaite rester anonyme, évoque le malaise des communautés musulmanes lié à ce climat et à la question du séparatisme telle que posée par cette loi. D’après lui, « on sent qu’il y a une volonté de contrôler l’islam en France, mais du haut vers le bas, alors qu’il y a un cheminement remarquable des associations musulmanes qui œuvrent sur le terrain ».

Du côté de Lallab, une association féministe et antiraciste de défense des droits des femmes musulmanes, « on a la sensation que la laïcité est instrumentalisée pour faciliter la fermeture arbitraire de lieux de culte ou limiter l’accès des services publics aux personnes musulmanes en visant les pratiques visibles, notamment le port du voile, réagit Graziella Crocetti, la secrétaire. On le voit d’ailleurs dans les amendements proposés : le foulard revient de manière obsessionnelle », alors même que d’autres questions, comme l’accès au marché du travail des femmes victimes de discriminations, ne sont pas posées. Pire, « il n’y a rien, textuellement, qui apporte des outils pour lutter contre ça ».

Toutefois, pour ne pas donner l’impression de cibler une partie de la population, la loi est rédigée en des termes généraux et abstraits, sans viser un quelconque « séparatisme islamiste ». Elle s’adresse donc à toutes et tous. À partir de là, toutes les interprétations sont possibles, et c’est justement ce qui inquiète. Le texte touche en effet certaines de nos libertés les plus fondamentales, dont celles d’association, de conscience et de culte, d’opinion ou d’expression. 

Par exemple, l’article 6 va désormais conditionner l’octroi de toute demande de subvention à la signature d’un contrat par lequel l’association s’engage à respecter « les principes de la République » et, à la suite du vote d’un amendement en première lecture à l’Assemblée nationale, à s’abstenir « de prosélytisme abusif ». Une mesure inutile et arbitraire, selon Ümit Metin, le coordinateur général de l’Assemblée citoyenne des originaires de Turquie (Acort), puisqu’une appréciation des collectivités existe déjà et que, « comme toutes les associations qui reçoivent des subventions, nous devons nous soumettre à des contrôles et faire des rapports d’activité. Pour nous, cet engagement est déjà clair. Mais, après la signature de ce pacte, qui va décider de notre conformité aux valeurs de la République ? Et sur quelles bases ? »

Ümit Metin craint en effet que le glissement sémantique du gouvernement – luttant contre le « radicalisme », contre les « communautarismes », et aujourd’hui contre les « séparatismes » – ne cible, comme cela a déjà été le cas, les luttes antiracistes ou les mobilisations contre les violences policières, qui évoquent notamment un racisme systémique : « Nous avons déjà été été taxé·es d’anti–républicanisme et de séparatisme par des élu·es qui, visiblement, ne nous connaissaient pas, lors d’un vote pour le financement de l’Acort parce que nous avions participé à une manifestation contre l’islamophobie. Si ce contrat avait existé, la fin des subventions signifiait la fermeture de notre association (2). » Pour Issa Traoré, qui gère deux structures (sportive et humanitaire) à Cachan (Val-de-Marne), « utiliser le financement comme moyen de coercition » n’est pas souhaitable non plus. Cela ne ferait « qu’empêcher des personnes de s’engager et de continuer à agir pour que les choses aillent dans le bon sens. Imposer cela aux associations des quartiers populaires qui enseignent de nombreuses valeurs, c’est faire reculer les quartiers ».

Le projet de loi étend par ailleurs les motifs de dissolution des associations et prévoit de les rendre responsables des agissements de leurs membres. « D’une part, il est absurde de demander aux structures de se transformer en police au nom de la “sauvegarde de l’ordre public”, car il s’agit d’une mission régalienne que l’on ne doit pas voir déléguée, décrypte João Viegas. D’autre part, il est très préoccupant de voir de telles dispositions, qui ne concernent que des cas extrêmes, être élargies. Selon l’interprétation, il peut suffire qu’une association soit en désaccord avec des politiques publiques pour qu’elle tombe sous le coup de ce texte. Donner des pouvoirs exorbitants au ministère de l’Intérieur est aventureux car on ne sait pas qui, demain, arrivera au pouvoir et pourra en faire usage. » Pour l’avocat, cette disposition a été pensée afin de parer à l’éventualité qu’une cour de justice revienne sur les dissolutions d’associations prononcées à la suite de l’attentat contre Samuel Paty, comme celle du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), les jugeant trop sévères. « Comme pour le CCIF, notre crainte est de voir notre travail balayé du fait de ces menaces qui fonctionnent comme une épée de Damoclès au-dessus des associations, estime encore Graziella Crocetti. Cela va rendre plus difficile la pérennisation de nos luttes contre les discriminations. » Ümit Metin, lui, se dit également préoccupé par ce qu’implique une telle loi en démocratie et y voit une mécanique de polarisation des débats qui pourrait mener les associations à l’autocensure, pour ne pas risquer d’être considérées comme des ennemies de la République.

(1) Le SAF a passé au crible le projet de loi et réalisé un tableau qui met en regard les textes existants, ceux proposés par le gouvernement, et ses observations. Selon lui, de nombreuses dispositions restreignent des libertés fondamentales « sans souci d’équilibre » et « sans que l’on puisse en attendre une quelconque efficacité par rapport aux dispositifs existants ». Téléchargeable sur lesaf.org

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