La colère des oublié·es de la PAC

Le 5 mars, la Confédération paysanne avait invité le ministre de l’Agriculture en Bretagne pour lui exprimer ses revendications sur une réforme en cours de la politique agricole commune.

Patrick Piro  • 17 mars 2021 abonné·es
La colère des oublié·es de la PAC
Gwénaël Floch, installé sur la commune de Maure-de-Bretagne, entre Rennes et Redon, cultive ses légumes sur à peine 4 500 mètres carrés de serres.
© Patrick Piro

La visite de l’exploitation de Gwénaël Floch n’a pris qu’une poignée de minutes au ministre de l’Agriculture. Le maraîcher, installé sur la commune de Maure-de–Bretagne, entre Rennes et Redon, cultive ses légumes sur à peine 4 500 mètres carrés de serres. De l’hiver, il reste quelques belles planches de blettes et de mâche, alors que les premières carottes de printemps sont déjà hautes.

Crise sanitaire oblige, le Salon de l’agriculture a été annulé cette année. Et ce vendredi 5 mars, la Confédération paysanne, qui ne goûte guère cette « vitrine aseptisée », avait invité Julien Denormandie à venir débattre, au plus près de la réalité du terrain, d’un sujet qui fâche : les oublié·es de la politique agricole commune (PAC). Gwénaël Floch en est un éloquent représentant : au regard de la surface qu’il cultive, il ne recevrait en tout et pour tout que 388 euros d’aide de l’Union européenne (UE). S’il lui prenait l’envie d’en faire la demande. Peine perdue. « Ça couvrirait à peine les frais de dépôt du dossier », soupire le maraîcher, dont la gorge se serre d’une émotion dominée par la révolte. Son exploitation familiale, intégralement en bio depuis onze ans, emploie cinq personnes – trois fois plus à l’hectare que la moyenne départementale. « Nous produisons 60 tonnes de légumes par an, et notre chiffre d’affaires annuel, 180 000 euros, est équivalent à la production de 130 hectares de céréales. » La ferme contribue au succès de Brin d’herbe, un regroupement local d’exploitations engagées en agriculture « raisonnée et durable », précurseur de la vente paysanne directe en France, et participe au réseau Le Goût d’ici, marché en ligne de paniers bio des environs de Maure-de-Bretagne.  « Et la plupart des personnes qui ont été employées chez nous sont parvenues à s’installer en agriculture par la suite », complète Gwénaël Floch. Agriculteur écologique, fournisseur d’emplois, soucieux de la qualité des aliments, privilégiant l’économie locale et les circuits courts… et pourtant quantité négligeable pour la PAC. « Tout comme 30 % des fermes de petite taille, qui sont par ailleurs plébiscitées par le public pour leurs vertus sociales et environnementales. J’ai donc écrit au ministre… »

L’UE veut une agriculture plus verte La PAC reste de loin la plus importante ligne budgétaire de l’Union européenne (387 milliards d’euros pour la période 2021-2027). Elle est particulièrement délicate à réformer : il y faut l’accord conjoint de la Commission, du Parlement et du Conseil de l’UE, actuellement réunis en « trilogue » dans l’espoir de conclure un marathon de négociations engagées… en 2017. L’entrée en vigueur est prévue pour 2023. Au cœur de la réforme, une latitude plus importante donnée aux membres pour ventiler les aides selon leurs spécificités, via la définition de plans nationaux stratégiques (PNS), dont la Commission devra vérifier la conformité avec les règles communautaires. Les parties prenantes locales, comme la Confédération paysanne, participent à sa définition. Autre volet clé : la création d’écorégimes, mécanisme obligatoire de primes récompensant les exploitant·es les plus vert·es, auquel devront être consacrées entre 20 % et 30 % des aides directes attribuées par la PAC. Enjeu : l’harmonisation des critères environnementaux, afin de ne pas pénaliser les pays les mieux-disants.
Le voici devant lui, et la Confédération paysanne compte bien exploiter l’occasion. Ce jour-là, le syndicat a invité une soixantaine de personnes, dont le maire de la commune, des élus régionaux, nationaux et communautaires, rassemblées à la bonne franquette sous le dôme d’une des serres du maraîcher, temporairement en jachère.

« C’est la première fois que Julien Denormandie répond positivement à une telle invitation de notre part », souligne Éric Duverger, secrétaire général du syndicat en région Bretagne. La pique est à peine voilée : début février, le collectif Pour une autre PAC, coalisant 45 organisations paysannes, de protection de l’environnement, du bien-être animal et de défense des consommateurs, publiait un communiqué cinglant demandant au ministre « d’honorer sa fonction ». Depuis sept mois, des dizaines de demandes de rendez-vous en bilatéral sont restées sans réponse, alors que « d’autres parties prenantes » – comprendre : forces syndicales et agricoles dominantes – ont porte ouverte.

À Maure-de-Bretagne, la Confédération paysanne n’entendait pas accabler le ministre de ses classiques revendications – la disparition du monde paysan, la dégringolade des emplois, la concentration des exploitations ou les freins à la transition écologique, agricole et alimentaire. L’heure est à la réforme de la PAC, qui doit être adoptée avant l’été (voir encadré), avec entrée en vigueur début 2023 pour la période courant jusqu’en 2027. La France, poids lourd agricole de l’UE, a une voix forte dans les négociations entre les Vingt-Sept, et la Confédération paysanne s’est mobilisée pour mettre le ministre devant des évidences peu flatteuses.

En France, un quart des exploitations qui bénéficient des aides PAC touchent en moyenne 600 euros par an, émargeant ensemble à moins de 2 % des montants directement versés par l’Union. En dessous de 20 hectares de superficie agricole, l’impact de cette contribution sur le revenu des fermes est totalement négligeable. « Rien, absolument rien ne peut justifier qu’une politique publique “oublie” un pan entier de l’activité agricole, ces petites fermes qui produisent pourtant l’essentiel de la nourriture des gens, tonne Laurence Marandola, secrétaire générale du syndicat en Ariège. De plus, des études montrent qu’elles sont situées pour moitié dans des zones défavorisées, contribuant à les maintenir en vie. »

Refondre le système d’aides directes, qui privilégie depuis l’origine la « prime à l’hectare » (1) ? C’est l’ambition ultime, « mais nous avons compris que cela ne serait pas jouable pour cette fois-ci », reconnaît Nicolas Girod, porte-parole national de la Confédération paysanne (voir encadré), car l’indispensable accord politique qui le permettrait est hors de portée à l’échelon de l’Union. Aussi le syndicat concentre-t-il ses revendications sur la marge de manœuvre dont dispose Julien Denormandie pour obtenir une amélioration sensible des dispositifs qui existent déjà.

La première revendication de la Confédération paysanne : que la France permettre l’attribution sous forme de forfait « à la ferme » d’une partie de la manne communautaire. C’est une disposition facultative permise par la PAC, mais la France ne l’a pas activée à ce jour, contrairement à des pays comme la Bulgarie, l’Italie, le Portugal ou la Roumanie. Cette aide spécifique, qui vise les petites exploitations, est plafonnée à ce jour à 1 250 euros par an. Calcul de Laurence Marandola : à supposer que toutes les fermes françaises concernées émargent à cette hauteur, le montant total drainé atteindrait à peine 0,74 % des aides PAC reçues par le pays.

Aussi le syndicat estime-t-il raisonnable d’obtenir du ministre qu’il négocie auprès de ses partenaires de l’Union le relèvement à 5 000 euros par ferme du plafond de cette aide forfaitaire (et le double dans le cas des groupements agricoles d’exploitation en commun, les Gaec). « Une bouffée d’air frais, à défaut d’une vraie réforme », commente l’élue paysanne.

Le ministre n’apportera aucune réponse claire. Tout en rendant un hommage emphatique « à ces paysans qui n’ont cessé d’œuvrer depuis un an pour nourrir le peuple français », il expose les piliers de sa « vision » pour l’agriculture à l’horizon 2027 : le renforcement de la souveraineté nationale, la valorisation de la qualité des produits et la préservation de la diversité des modèles, « une spécificité française, qui fait de moi un fervent défenseur des circuits très courts et tout autant de l’exportation. Je défends la convergence des standards européens de qualité des produits, pas celle des modèles », dit-il. Concernant la modeste demande d’activer en France le mécanisme d’une aide forfaitaire PAC plafonnée à 5 000 euros, Julien Denormandie botte en touche. « Ça fait partie des consultations, mais d’autres pistes existent pour soutenir les petites fermes. » Mais, surtout, le ministre se montre soucieux de « trouver un équilibre » : au sein de l’enveloppe PAC préallouée à la France (66,2 milliards d’euros pour la période 2021-2027), donner à Pierre signifie prendre à Paul, se défend-il. Accéder à la demande de la Confédération paysanne générerait donc « une énorme difficulté, et à la fin tout le monde va me tomber dessus ».

Une fin de non-recevoir, donc. Alors les termes se font plus tranchants. « Ne bouger aucun équilibre revient à dire qu’on n’avancera pas sur les plans social et écologique, ce qui revient au bout du compte à ne faire aucune politique, tacle Nicolas Girod. Et ne pas opposer les modèles, cela revient à -soutenir le statu quo actuel, profondément inique. »

Gwénaël Floch saisit à nouveau le micro. « De telles inégalités ne sont plus acceptables. Alors aujourd’hui, quoi qu’il doive m’en coûter, je suis prêt à porter plainte. » Le maraîcher imagine lancer, dans tous les départements français, un mouvement des oublié·es de la PAC. « Nous déposerons des dossiers de demande d’aide. Nous obtiendrons zéro, ou presque. Et nous en ferons une campagne de communication pour que cette injustice devienne visible. Nous ne pouvons pas attendre sept ans et le prochain cycle de négociations de réforme de la PAC, il sera trop tard pour nous… » La Confédération paysanne a d’ores et déjà déclaré qu’elle soutiendra cette initiative.

(1) Reflet de l’ambition originelle de la PAC, née en 1962 : il s’agissait de privilégier les rendements et l’accroissement de la production, pour viser l’indépendance alimentaire du Marché commun d’alors. Elle est atteinte dès les années 1970 puis dépassée : c’est l’ère de la surproduction.

Écologie
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