La résilience, funeste mascarade politique

Dans une construction théorique impitoyable, Thierry Ribault démontre comment la résilience prônée auprès des victimes de Fukushima est une machination montée pour les asservir.

Patrick Piro  • 10 mars 2021 abonné·es
La résilience, funeste mascarade politique
Un révérend baptiste revient dans son église de Tomioka, dans la zone d’exclusion radioactive de Fukushima, pour le dixième anniversaire de la catastrophe.
© Philip FONG / AFP

Dans notre époque enflée de crises planétaires, il est une béquille familière proposée aux souffrant·es : la résilience. Cette capacité à survivre en situation adverse est en général perçue comme une qualité. Thierry Ribault, chercheur en sciences sociales au CNRS, en a d’autant moins pitié : il l’éreinte jusqu’à plus de force. Sans jamais laisser s’effilocher une démonstration d’une grande solidité, il expose comment la résilience a été érigée en un concept politique (voire philosophique) de pure soumission à l’endroit des victimes de la catastrophe de Fukushima, par les pouvoirs publics japonais et ses soutiens objectifs – médias, instituts, voire même certains collectifs citoyens.

Puisque la calamité nucléaire et ses dommages sont irréparables, le discours officiel, visant à perpétuer la technocratie et ses clercs, a invité des centaines de milliers de personnes à revenir vivre dans les villages contaminés, à gober la multiplication par quatre du plafond tolérable d’exposition aux radiations « car aucun risque n’est prouvé à ce niveau », à intégrer au quotidien des gestes de prévention pour limiter l’irradiation, etc. Les victimes sont même « sommées » d’y mettre de la bonne volonté, promues meilleures agentes de leur propre sauvetage, via une thérapie d’auto-conviction qui renforcera leur moral et même leur immunité biologique. Glissement pernicieux, qui déporte la responsabilité de l’effort de l’État inapte vers l’individu soudain investi de puissance potentielle…

Et il ne s’agit pas que de préconisations pratiques : cette politique de résilience va jusqu’à mythifier une occasion historique de « rebondir », une chance de prouver (à soi, au monde) que la vie peut continuer, plus zen et robuste même qu’auparavant. Le malheur devient mérite, la voie vers un héroïsme des temps modernes. La prochaine catastrophe technologique peut advenir dans la sérénité puisque l’homme résilient est en train de naître.

Ribault, qui y travaille depuis dix ans, ne se contente pas de décrire avec précision (et une causticité souvent jubilatoire) cet anti-humanisme abrité derrière un affichage consolateur, il fouille les fondements de sa construction. La résilience est vendue comme la seule solution, puisque l’État organise en conscience l’ignorance et donc une falsification du monde réel, se gardant d’effectuer les recherches scientifiques (sanitaires, etc.) qui pourraient faire définitivement vaciller l’édifice nucléaire.

Ouvrage essentiel sur la catastrophe de Fukushima, il l’est aussi par la portée du travail théorique sur le déploiement des politiques de résilience, qui trouveront spontanément des déclinaisons tout aussi dérangeantes dans d’autres champs – dérèglement climatique, Covid, faim, paupérisation…

Contre la résilience. À Fukushima et ailleurs Thierry Ribault, éd. L’Échappée, 368 p., 22 euros

Idées
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