Martin Winckler : « La médecine française est violente »

Selon Martin Winckler, la maltraitance des femmes par des professionnels de santé découle d’une culture encore très patriarcale. Une situation qui appelle des réponses politiques.

Louise Pluyaud (collectif Focus)  • 31 mars 2021 abonné·es
Martin Winckler : « La médecine française est violente »
© BALTEL/SIPA

Médecin généraliste dans un centre de planification et d’IVG pendant vingt-cinq ans, Martin Winckler n’a cessé de consacrer sa pratique à la santé des femmes. Il est l’un des premiers à avoir dénoncé les violences médicales en France à travers son blog et ses écrits. Parmi eux, La Maladie de Sachs, Le Chœur des femmes et Les Brutes en blanc. Son dernier ouvrage, C’est mon corps (L’Iconoclaste), met à disposition des femmes des informations sur leur santé. Pour un choix libre et avisé.

Après des années de lutte pour disposer librement de leur corps, les femmes, en France, font toujours l’objet de violences physiques et morales de la part de professionnel·les de santé, dites-vous. Ce n’est pas une évidence pour nombre de personnes…

Martin Winckler : On le voit bien avec ce que l’on appelle les violences gynécologiques et obstétricales, découlant de l’exercice de la force et de la contrainte par des soignants ou des soignantes sur des personnes soignées. Ainsi, demander à une adolescente d’enlever son soutien-gorge pour lui examiner les seins alors qu’elle ne se plaint de rien, c’est brutal et médicalement inutile. Imposer à une femme d’accoucher allongée alors qu’elle préférerait rester accroupie ou assise, c’est une violence. Or aucun geste ne peut être fait sans l’accord explicite et le consentement du patient. C’est inscrit dans le code de déontologie.

Être informé est donc primordial. Une femme qui connaît ses droits ne se comportera plus de la même manière et refusera qu’on lui palpe les seins si elle ne demande rien. « Maintenant, je dis à mes filles : “Ne vous laissez pas faire” », m’écrivent des femmes. J’affirme que la médecine française est violente. Mais, grâce aux réseaux sociaux, beaucoup de personnes peuvent dénoncer ces agressions morales et/ou physiques. Et cette prise de conscience a un effet sur la population générale. Malgré les résistances d’une partie de la médecine et des institutions françaises, qui considèrent qu’il s’agit d’une atteinte à leur autorité et à la confiance qu’on devrait avoir en elles.

Pourquoi cette maltraitance perdure-t-elle ?

La culture médicale française est paternaliste, pyramidale et autoritaire. Les étudiants en médecine doivent se plier à l’aura d’autorité de leurs professeurs et ne remettre ni leur parole ni leurs pratiques en question. Au Canada, où j’enseigne désormais, si des étudiants constatent qu’un de leurs aînés se comporte de manière contraire à l’éthique, ils vont en référer à leur hiérarchie. Ils font aussi remonter des commentaires sur l’enseignement de leurs pairs à travers des questionnaires anonymes. Cela permet de se remettre en question et de modifier son attitude.

Dans les formations, le corps de référence est toujours le corps masculin.

En France, on ne permet pas ce genre de prise de conscience collective. Les violences perdurent pour cette raison et sont accentuées par la hiérarchisation des professionnels de santé, c’est-à-dire que personne ne peut contredire un médecin : il détient l’autorité suprême. Or, le soin, ce n’est pas du pouvoir.

Un pouvoir toujours entre les mains des hommes ?

Un de mes professeurs disait : « Votre clientèle est composée à 50 % de femmes. Vous aurez donc 50 % de constipées. » C’était il y a quarante ans. J’aimerais que ce type de discours ait disparu. Malheureusement, les préjugés et le sexisme perdurent, comme me le signalent des étudiants français. Dans les formations, le corps de référence est toujours le corps masculin. Or, dans la physiologie masculine, en dehors de la puberté, il n’y a pas de transformations majeures. Les femmes ont une physiologie beaucoup plus compliquée. La puberté n’est que le premier événement d’une longue suite qui dure trente-cinq à quarante ans : avoir des règles plus ou moins régulières et douloureuses, être enceinte ou non, mener une grossesse jusqu’au bout ou avorter, accoucher, -allaiter, -recommencer, passer par la ménopause… Sans parler du rôle de l’éducation, des préjugés et des réalités socio-économiques qui pèsent sur les femmes. La physiologie féminine n’est enseignée en détail qu’aux gynécologues-obstétriciens, alors qu’elle devrait être enseignée à tous les professionnels de santé.

Quarante-six ans après la loi Veil, les freins qui perdurent pour l’accès à l’IVG émanent-ils de cette domination masculine ?

Oui, car l’avortement est une véritable remise en cause du patriarcat. Une femme qui avorte exprime qu’il s’agit de son corps, et que l’homme qui est coresponsable de cette grossesse n’a pas son mot à dire. Statistiquement, dans le monde entier, les femmes qui sont enceintes meurent plus que celles qui prennent la pilule. Quand une femme est enceinte, c’est elle qui prend les risques, pas l’homme, c’est donc à elle de décider.

Aujourd’hui, près de 60 % des nouveaux inscrits à l’ordre des médecins sont des femmes. En 1990, ce chiffre était de 30 %. Cela peut-il entraîner des -changements ?

Oui, mais c’est comme la religion, c’est long à changer. La médecine française est structurée comme une religion sectaire qui impose son dogme et dans laquelle seuls les initiés peuvent avoir accès au savoir. Or, le savoir, et surtout celui qui concerne la vie de tout le monde, il est moralement inacceptable de le garder pour soi. Sinon, cela devient un outil de pression et, encore une fois, de pouvoir.

Vous incarnez un courant progressiste et féministe qui vous vaut des attaques…

Après la sortie de La Maladie de Sachs et du Chœur des femmes, on m’a reproché un discours manichéen, populiste et démagogique. Sous-entendu : comme je m’adresse au peuple, je ne suis pas une personne vertueuse. À l’inverse, beaucoup de médecins se sentent immunisés contre les critiques, parce que, pendant longtemps, personne ne les critiquait. Une vision archaïque inhérente à la médecine est de penser : « Ce que je fais est bien parce que je suis une personne vertueuse. » Mais qui dit ça ? Toi ? Tes collègues ? Cela demande à être prouvé. Je n’ai jamais voulu faire partie des « initiés », encore moins du Conseil de l’ordre des médecins. J’ai toujours été du côté de la population et refusé une posture de classe.

Dans une tribune publiée le 9 mars, des syndicats et associations de patients accusent le Conseil national de l’ordre des -médecins de « protéger des professionnels de santé corrompus et maltraitants ». Ils demandent sa dissolution. Qu’en pensez-vous ?

Je suis tout à fait d’accord. Cette instance joue pour la médecine le rôle de l’Inquisition pour l’Église catholique. Ce sont les gardiens du dogme. Pendant longtemps, l’ordre s’est assuré qu’aucune attaque extérieure ne pouvait nuire à la profession. C’est pourquoi je déconseille aux femmes qui veulent porter plainte contre un médecin de le faire auprès du Conseil. Mieux vaut le faire au tribunal ou devant le procureur de la République. Face à l’ordre, le combat est perdu d’avance.

Que faudrait-il améliorer en priorité ? Est-ce une question d’individu ? De politique ?

Chaque fois qu’on remet en cause le statu quo, c’est utile. J’ai retweeté récemment le message d’un médecin anglo-saxon disant qu’il fallait arrêter de diaboliser les accouchements à domicile – lui-même étant né sur une table de cuisine. Un internaute m’a interpellé sur les hémorragies de la délivrance, qui concernent seulement 0,5 % des femmes. Faut-il pour autant pénaliser toutes les autres ? Et puis, en salle d’accouchement, des embolies graisseuses qui tuent la femme en 45 secondes, j’en ai vu. Il avait beau y avoir un plateau technique, elles sont mortes quand même. L’hôpital n’est pas un garant de sécurité. Ce qui l’est, c’est l’information, le fait de prévenir les patientes, d’avoir des dispositifs rapides d’accès. Et de soutenir les femmes dans leurs choix. Quand le gouvernement ferme systématiquement les maternités locales, il augmente les risques, parce qu’il oblige à faire plus de kilomètres pour aller accoucher.

Les patientes demandant une IVG n’ont pas à se justifier. Leur choix leur appartient.

Quel rôle peut jouer le ministère de la Santé pour lutter contre les violences médicales ?

Déjà, il faudrait qu’il mette en place une réelle politique de santé tenant compte des problèmes spécifiques de chaque population dans chaque région. Il écouterait ce que les gens ont à dire sur les problèmes de santé locaux et prendrait des décisions adaptées, pas des mesures verticales autoritaires. Il ne le fait pas, alors pourquoi s’occuperait-il des violences médicales ? Sur la question des violences gynécologiques et obstétricales, Marlène Schiappa s’est certes emparée de la question (1). Mais il y a une différence entre les grands discours et les décisions. Une décision serait de dire : toute plainte d’une femme qui a été maltraitée en salle d’accouchement doit être transmise à la justice. On n’en est pas là. C’est une question de culture. Aux États-Unis, il est de pratique courante qu’un médecin ne fasse pas un examen gynécologique seul. Une personne tierce est présente. Et, lorsqu’une femme dépose plainte contre un gynécologue, l’institution à laquelle il appartient enclenche tout de suite une enquête interne et externe. Je ne dis pas que c’est parfait, mais c’est beaucoup plus rapide qu’en France.

La France devrait-elle s’inspirer de systèmes de santé étrangers ?

Si on veut former des médecins qui comprennent le corps des autres, il faut qu’ils écoutent. À l’université de médecine de Montréal, il y a en effet un corps de patients experts qui permettent aux étudiants d’avoir une autre perspective, celle de leur ressenti, de leur vécu. Cela découle d’une vision très pragmatique des services qu’ils rendent. C’est la grande différence entre les pays anglo-saxons et la France. Le jour où j’ai lu dans des revues anglo-saxonnes qu’on pouvait poser un -stérilet à des femmes qui n’ont pas d’enfant, j’ai été très enthousiaste, contrairement à mes confrères. Leur réaction était plutôt : « Je n’ai pas appris ça. C’est faux ! » À cause de ce manque de curiosité et d’humilité, la médecine française reste enfermée sur elle-même.

Vous dédiez votre engagement aux femmes soignantes. C’est le sujet abordé dans plusieurs de vos livres, dont Le Chœur des femmes. Que vous ont-elles appris ?

Elles m’ont appris que la perception d’un homme ne peut pas être celle d’une femme et que le meilleur moyen de comprendre la personne en face de soi est de ne pas avoir de préjugés. J’ai été sensibilisé par mes camarades de fac féministes. Ma transformation s’est faite au fur et à mesure. À mes débuts au centre de planification familiale, lorsqu’une femme enceinte demandait une IVG, j’étais mal à l’aise. Je commençais souvent par lui demander ce qui lui était arrivé, si elle prenait une contraception. Yvonne Lagneau, la surveillante du service, m’a rappelé que la vie des gens peut être compliquée. Mes questions étaient intrusives et parfois brutales. J’ai donc cessé d’en poser. Les patientes n’ont pas à se justifier. Quelle que soit leur motivation, elle est respectable et leur choix leur appartient.

J’ai aussi perdu un autre préjugé : même si je suis médecin, je ne suis pas supérieur moralement, mentalement ou intellectuellement aux personnes que je soigne. Beaucoup de médecins français pensent au fond qu’ils ont une supériorité morale leur permettant de vous dire ce qui est bon pour vous. Or c’est vaniteux. Il n’y a aucune supériorité morale à être médecin. Et nous ne sommes pas là pour « sauver » les gens, comme des missionnaires, mais pour les soigner, c’est-à-dire faire en sorte qu’ils souffrent moins et se sentent mieux.

Dans une interview au magazine Femmes ici et ailleurs, vous déclarez croire à « une révolution tranquille ou non, faite pas les femmes ». Qu’entendez-vous par là ?

Lorsque les personnes s’organisent, elles sont plus fortes, et ce indépendamment de leur genre. Après, je pense qu’il y a un intérêt commun de toutes les femmes et de toutes les minorités à s’organiser contre le statu quo patriarcal, car ce sont elles, les opprimées. S’il y a eu une loi pour légaliser l’IVG en 1975, c’est parce qu’il y avait des manifestations dans la rue, des articles dans la presse, des femmes qui partaient à l’étranger via le Planning familial pour avorter, des femmes qui mouraient ! Les véritables évolutions sociales sont liées aux pressions de la population. Le pouvoir peut décider de réprimer ou d’ignorer, mais ne peut pas empêcher les gens de parler. Cette révolution viendra par le partage du savoir et le partage d’expériences, par la contestation et par la parole.