Erdogan surfe sur l’islamophobie

L’obsession pour l’islam en France est une véritable aubaine pour le président turc : la défense des musulmans opprimés sert ses ambitions politiques.

Laurent Perpigna Iban  • 21 avril 2021 abonné·es
Erdogan surfe sur l’islamophobie
© LUDOVIC MARIN / POOL / AFP

Pas une semaine en France sans qu’une polémique n’éclate autour de l’islam. Alors que la défense des « valeurs républicaines » cache mal des motions d’exclusion et que le risque de « séparatisme » alimente des débats épidermiques dans les plus hautes sphères de l’État, la population de confession musulmane semble plus esseulée que jamais.

Ce sentiment de rejet, Recep Tayyip Erdogan l’a parfaitement cerné. Et ses prises de position très calculées sur ces questions n’ont fait que renforcer sa popularité auprès de la communauté musulmane hexagonale. « C’est le seul à tenir tête à tout le monde », argumente une jeune Bordelaise d’origine marocaine. Et que dit-elle des droits humains bafoués quotidiennement en Turquie ? La réponse cingle : « Parce que la France est en mesure de donner des leçons en la matière ? »

La popularité du président turc chez de nombreux jeunes Français d’origine maghrébine est largement visible depuis son intervention « one minute » à Davos, rembobine Ümit Metin, responsable de l’Assemblée citoyenne des originaires de Turquie (Acort). En janvier 2009, Erdogan, alors Premier ministre, laisse éclater sa colère face à son homologue israélien, qui tentait de justifier les bombardements sur la bande de Gaza. Il est accueilli comme un héros à son retour, et ce coup d’éclat lui vaudra une aura internationale.

Millî Görüs assure l’animation médiatique

Millî Görüs est actuellement au centre des polémiques sur le « séparatisme » musulman. Cette active organisation, décrite comme roulant pour Erdogan, est l’une des trois (une autre est aussi d’affiliation turque) qui ont refusé de signer la « charte des principes pour l’islam de France » imposée par le gouvernement comme gage de leur républicanisme. Millî Görüs attire actuellement les foudres de la militance « antiséparatisme » sur deux municipalités : Albertville, où elle veut construire une école musulmane hors contrat, et Strasbourg, où la majorité dirigée par la maire écologiste Jeanne Barseghian lui a accordé une subvention pour la construction d’une mosquée. Avant que Millî Görüs, le 15 avril, ne retire sa demande.

Erdogan n’a cessé depuis lors de dénoncer la politique israélienne vis-à-vis des Palestiniens, parfois seul contre tous. Et qu’importe si Ankara n’a jamais rompu ses liens commerciaux avec Tel Aviv : le président turc apparaît aux yeux du monde comme le plus fidèle allié de la cause palestinienne. « Sa virulence lui a permis de tenir une place centrale. Ensuite, sa position hostile à l’Occident, en particulier aux pays de l’Union européenne, et l’islamophobie ont continué de faire grimper sa popularité dans les quartiers », poursuit Ümit Metin.

Alors, quand le gouvernement français prépare des mesures pour « encadrer » l’islam en France, le président turc est une nouvelle fois en embuscade. Une manière d’asseoir un peu plus son image, explique l’historien et politologue Samim Akgönül : « Ces jeunes musulmans nés, éduqués et socialisés en France sont en quête d’une revanche vis-à-vis d’une société et d’un État qui les marginalisent sans cesse. Et la voix qui la leur sert vient d’un pays qui n’est pas à la botte de la France. » Lorsque Recep Tayyip Erdogan attaque frontalement Emmanuel Macron, mettant en doute sa « santé mentale », nombreux sont ceux qui exultent.

Conséquence, la « menace turque » est au centre des préoccupations des élites françaises. Au prix d’une certaine confusion pourtant, car nombreux sont ceux qui semblent la percevoir sous le seul prisme religieux : « C’est complètement à côté de la plaque. La force des jeunes de la confédération Millî Görüs [voir encadré] et des autres groupes liés à Ankara agissant en France, c’est de maîtriser parfaitement le français et les codes de notre société. Cette asymétrie met la Turquie en position de force dans son projet nationaliste pur et dur, sous couvert de défense de l’islam », décrypte un spécialiste de ces questions, sous couvert d’anonymat.

Et Ankara dispose d’organisations satellites très actives. « Elles sont en quête de reconnaissance, tentant d’infiltrer la société civile avec l’islamophobie comme point d’ancrage. Cependant, si elles ont réussi à faire le lien avec la jeunesse musulmane d’origine maghrébine des quartiers populaires lyonnais, cela n’a pas été le cas ailleurs. Notamment à cause d’un racisme anti-arabe très prégnant dans la culture turque », poursuit Ümit Metin.

Alors que les ambitions turques s’expriment à l’échelle internationale, Samim Akgönül ne récuse pas le terme de « néo-ottomanisme ». « À nuancer cependant. Erdogan est d’abord un nationaliste turc, bien plus qu’un islamiste. »

Il n’est pour autant pas acquis qu’il remporte sa bataille d’influence en France. « Un accord d’extradition des Ouïgours chinois, musulmans et turcophones installés en -Turquie est en discussion entre Ankara et Pékin, et cela change la donne. Nombreux se rendent compte qu’Erdogan tient un double discours », rapporte Ümit Metin. « La tentative manquée de récupération par la Turquie de la rue arabe lors des révolutions citoyennes de 2011 est aussi à prendre en considération, reprend Samim Akgönül. Elle a été mise en échec par un nationalisme arabe encore fort et par des mouvements séculiers qui voient Erdogan d’un très mauvais œil. »

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