La « fabrique à sans-papiers »

Six organisations assignent en justice cinq préfectures contre la dématérialisation des demandes de titres de séjour et les manquements dans l’accès aux droits des personnes étrangères.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 21 avril 2021 abonné·es
La « fabrique à sans-papiers »
Manifestation le 12 mars 2021 devant la préfecture de Paris.
© NoÈmie Coissac/Hans Lucas/AFP

M ême si on gagne devant les tribunaux administratifs, ces requêtes seules ne suffiront pas à rétablir un service public qui fonctionne », admet Lise Faron, chargée des questions « entrée, séjour et droits sociaux » à la Cimade. La responsable sait bien qu’une grande partie des empêchements aujourd’hui attaqués en justice relèvent de choix stratégiques et politiques. Il ne s’agit donc pas de dénoncer seulement des pratiques isolées, mais bien des « organisations préfectorales contraires aux lois » qui tendent à se généraliser partout en France, à la faveur d’un terrain juridique mouvant, évoluant au gré de l’agenda du ministère de l’Intérieur en matière d’accueil des personnes étrangères.

Le 30 mars, six organisations – la Cimade, le Syndicat des avocats de France (SAF), le Gisti, la Ligue des droits de l’homme, les Avocats pour la défense des droits des étrangers ainsi que le Secours catholique-Caritas France – ont donc décidé d’attaquer les préfectures de cinq départements : l’Hérault, l’Ille-et-Vilaine, le Rhône, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne. Toutes imposent la dématérialisation de certaines démarches pour accéder à un titre de séjour. Le 27 novembre 2019, le Conseil d’État confirmait pourtant que la saisine par voie électronique ne pouvait être le seul moyen offert pour recourir aux services de l’administration.

Plannings saturés

Concrètement, de quoi parle-t-on ? D’abord, de la prise de rendez-vous en ligne pour accéder à un guichet. Cette pratique, vieille de plusieurs années, s’est largement répandue depuis fin 2019 et plus encore à l’issue du premier confinement, au printemps 2020. Pour enrayer les interminables files d’attente devant les préfectures, certains chefs-lieux ont rendu obligatoire la prise de rendez-vous via leurs sites, entièrement rédigés en français (1). Un problème en soi pour celles et ceux qui ne disposent ni de matériel informatique ni de connexion. Mais le principal obstacle, c’est le site lui-même : les plannings sont saturés et, virtuellement, les files d’attente ne désemplissent pas. En fonction du -fondement -juridique de la demande, les délais peuvent osciller de plusieurs mois, pour les titres de séjour de plein droit, à la mention « aucun rendez-vous n’est disponible », pour les admissions exceptionnelles au séjour (AES).

Cette priorisation de la demande dépend entièrement de la préfecture, qui choisit elle-même le nombre de places qu’elle va rendre disponibles en fonction du fondement de la demande. « Dans l’Hérault, c’est le même module pour toutes les premières demandes de régularisation, et il n’y a aucun rendez-vous disponible, assure Lise Faron. Tous les usagers sont donc confrontés au même problème. Ailleurs, il existe des modules très détaillés, avec une nette différence d’accessibilité selon le fondement. Dans ces cas-là, c’est toujours l’AES qui est la plus maltraitée. » Selon la responsable, il n’est pas rare non plus de constater des affichages incorrects ou illégaux sur les sites des préfectures. Sur celui de Créteil (Val-de-Marne), par exemple, « on voit que certains fondements, qui relèvent sans ambiguïté du plein droit, se retrouvent dans le module “admission exceptionnelle au séjour”, continue Lise Faron. Dans des situations comme : “Vous êtes pacsé·e avec un·e Français·e et vous vivez ensemble depuis au moins un an”, “Vous êtes victime de violence conjugale ou de traite humaine”… Tout ça, c’est hyper encadré, et c’est du plein droit… »

Outre ces priorisations, parfois illégales, les dysfonctionnements affectent la plupart des personnes qui souhaitent accéder au service public et à leurs droits. Elles sont contraintes de se connecter tous les jours et d’actualiser leur page à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit pour espérer trouver une place. Le temps de cette longue attente, beaucoup voient leur titre de séjour expirer, n’ont pas (ou plus) l’autorisation de travailler et se retrouvent (ou restent) en situation irrégulière. Ce qui les expose à une interpellation, à un placement en centre de rétention (CRA) ou à des mesures d’éloignement.

C’est ce qui est arrivé, début avril, à une jeune femme tout juste majeure qui cherche à obtenir un rendez-vous pour déposer une demande de titre de séjour à la préfecture de Mayotte depuis plus d’un an. Elle réside sur le territoire depuis l’enfance, mais la régularisation de ses parents ne vaut pas pour elle à compter de ses 18 ans. Pour contraindre la préfecture du 101e département français à lui donner un rendez-vous, elle a décidé de saisir le tribunal administratif (TA) en référé. Alors qu’elle se rendait au tribunal avec tous ses documents administratifs, la jeune femme a été interpellée par la police et placée en centre de rétention avant d’être libérée le lendemain. Au mois de mars, elle avait déjà été contrainte de passer une nuit en CRA après une autre interpellation.

Pourtant, cette jeune fille devrait être « protégée par la loi parce qu’elle est venue vivre à Mayotte avant ses 13 ans, précise Solène Dia, chargée de projet régional Mayotte Outre-mer à la Cimade. Mais ce ne sont pas des pratiques exceptionnelles. Ici, c’est le quotidien d’être interpellé alors qu’on n’a pas réussi à accéder au service public. Rien qu’aujourd’hui on a reçu trois e-mails de personnes dont les titres de séjour ont expiré en février, avril et mai 2020 ! Elles n’arrivent pas à obtenir de rendez-vous. En attendant, elles voient une rupture de leurs droits sociaux, perdent leur travail et ne sont pas à l’abri d’une interpellation ou d’une expulsion. C’est déjà arrivé ! Or c’est l’administration qui les a mises dans cette situation d’illégalité… »

Pour beaucoup, saisir le TA en référé « mesures utiles » apparaît comme l’une des dernières solutions efficaces pour contraindre les préfectures à leur délivrer un rendez-vous. De nombreuses permanences juridiques d’associations de défense des droits des personnes étrangères se sont d’ailleurs complètement consacrées à cet accompagnement. Et pour cause : « Sans rendez-vous, on ne peut rien faire, constate Sandra (2), bénévole au Secours catholique en Seine-Saint-Denis, où le planning est également saturé. À l’origine, on accompagnait les personnes dans leurs demandes de régularisation. Mais certaines venaient nous voir en n’ayant même pas réussi à prendre rendez-vous. Donc, depuis novembre 2020, on ne fait plus que des référés. En général, les personnes finissent par obtenir une ordonnance du TA pour contraindre la préfecture de Bobigny à leur donner une date, mais elles sont encore obligées de se rendre deux ou trois fois sur place pour vraiment avoir un rendez-vous. » Dans certains chefs-lieux, il est même devenu presque impossible d’accéder aux guichets sans recourir au TA, estime-t-on à la Cimade.

Un business comme les autres

Alors, pour les demandeur·ses d’un titre de séjour épuisé·es, à bout de patience, trop éloigné·es des associations, quelle solution reste-t-il ? Pour elles et eux, l’accès au service public se monnaie. La rareté des plages horaires a créé de la demande. Suffisamment pour permettre à différents commerces parallèles de se développer (3). Dans la rue, sur les réseaux sociaux ou dans les taxiphones, on propose de la revente de rendez-vous en préfecture, probablement hackés par des robots informatiques, selon nos différent·es interlocuteur·rices. Les tarifs varient d’une dizaine à plusieurs centaines d’euros. Un trafic auquel des employé·es de l’administration ont déjà participé. Plusieurs fonctionnaires ont en effet été mis·es en cause ou condamné·es pour corruption, pour avoir réclamé de l’argent contre un rendez-vous en préfecture (4). Interrogée à ce propos, la direction générale des étrangers en France (DGEF) du ministère de l’Intérieur n’a pas souhaité répondre.

Toutefois, toutes les ventes de rendez-vous ne sont pas illégales (5). Joint par téléphone, l’administrateur d’un site officiel explique s’être lancé dans le business après avoir été lui-même confronté à ces difficultés. Son entreprise, créée en juillet 2020, propose deux types de service. Le premier consiste à s’inscrire pour recevoir une alerte par e-mail ou SMS dès qu’un créneau se libère. C’est ensuite à la personne qui souhaite obtenir le rendez-vous de réserver. Compter entre 10 et 40 euros le service, en fonction de la préfecture et du fondement de la demande. « Lorsqu’on s’inscrit, on s’abonne pour un mois, explique l’administrateur. La personne va recevoir un certain nombre de SMS et autant de chances de prendre rendez-vous. Mais ça peut arriver à n’importe quel moment, alors il faut être réactif. Pour certains titres de séjour, on peut se permettre d’attendre 10-15 minutes. En revanche, on est autour d’une minute pour un rendez-vous AES. Donc, si la personne ne fait pas le nécessaire ou qu’elle n’a pas son téléphone à proximité, on n’est pas responsables. Tout est une question de rapidité. » Et si on n’arrive pas à réserver durant le mois écoulé ? « Ça arrive. Dans ce cas, c’est à la personne de voir si elle est satisfaite et si elle veut reconduire. Mais nous, nous sommes un service. On ne vend pas du rêve. »

Le deuxième service du site consiste à prendre rendez-vous à la place de la personne qui souscrit à l’abonnement. Dans ce cas, on communique toutes les informations en amont, et c’est l’entreprise qui se charge de tout. C’est le « service premium », entre 60 et 300 euros. Comment s’y prend l’administrateur pour trouver des disponibilités sur des plannings complètement saturés ? Quel est son taux de réussite ? L’homme ne souhaite pas répondre. Mais il assure que « quelques milliers de personnes » se seraient inscrites depuis l’été dernier : « On propose une alternative qui n’a pas l’avantage, comme le service public, d’être gratuite. Mais au moins ça fonctionne dans la plupart des cas. Bien sûr, ça ne nous plaît pas. Cela dit, l’objectif est de trouver une solution à un problème. Avant, il y avait les queues devant les préfectures. Après, on nous a fait croire que la dématérialisation et les rendez-vous en ligne seraient la solution. Ça a duré quoi, trois ou quatre ans ? Aujourd’hui, le contexte fait que, pour les démarches simples, ça fonctionne. Mais pour les démarches compliquées, ça ne marche pas du tout. »

Dématérialisation totale fin 2022

En effet, l’autre grande problématique est la dématérialisation du dépôt de la demande de titre de séjour. En clair, certaines préfectures demandent aux personnes souhaitant obtenir ou renouveler un titre de séjour de déposer leur requête directement sur des plateformes de téléservices – et non plus aux guichets ou par voie postale. Cette pratique a pour objectif de rendre obsolètes les passages en préfecture, sauf pour venir récupérer son titre de séjour.

Tout s’est accéléré en juin 2020, en pleine crise sanitaire. Le ministère de l’Intérieur a déployé un téléservice national, « Démarches simplifiées », pour ce qu’il considère être des « démarches simples » : renouvellement de récépissé, duplicata, document de circulation pour étranger mineur et changement d’adresse (6). Mais certaines préfectures n’en sont pas restées là et ont intégré des liens vers ce téléservice sur leur site pour d’autres types de demande. Contactée par Politis, la DGEF du ministère de l’Intérieur confirme vouloir dématérialiser l’ensemble des démarches d’ici à fin 2022, mais assure ne pas être au courant de la dématérialisation déjà effective pour, par exemple, une première demande de titre de séjour dans certaines préfectures.

« C’est pourtant déjà le cas en Seine–Maritime, et pas seulement, affirme Vincent Souty, avocat inscrit au barreau de Rouen et membre du SAF. La saisine par voie électronique est largement plus répandue, et c’est un vrai problème puisque le site fonctionne mal pour des situations plus complexes. Les modules à remplir sont très rigides. Par exemple, pour une demande de titre pour un parent d’enfant français, il n’y a pas de problème. Mais si vous êtes parent d’un enfant français, séparé de votre conjoint et que l’enfant n’est pas domicilié chez vous, le soupçon de fraude va immédiatement être soulevé sans que vous ayez pu expliquer le contexte. Par ailleurs, si vous déposez une demande complète en remplissant tous les modules et toutes les rubriques, vous finissez avec un truc difficilement lisible pour les publics. Le risque d’erreur est démultiplié. »

Pourtant, selon les organisations, qui s’appuient sur différentes décisions judiciaires (7), proposer la dématérialisation sans alternative est illégal. Or c’est bien ce que prévoit de faire le gouvernement. « D’ici à la fin 2022, il n’y aura pas d’alternative à la dématérialisation, comme il n’en existe pas non plus pour faire sa carte grise, nous explique la DGEF. Mais nous proposerons toujours un soutien pour celles et ceux qui sont éloigné·es du numérique. Ces personnes auront la possibilité de se rendre dans les points numériques des préfectures pour être accompagnées […] ou de saisir le centre de contact citoyen (CCC) pour toute question ou problème sur leur dossier » par e-mail, ou par téléphone.

Mais comment le gouvernement peut-il prévoir ce programme par étapes alors qu’il apparaît être en dehors des lois ? Vincent Souty, l’avocat du SAF, rappelle l’adoption du décret 2021-313 du 24 mars, qui doit être mis en application au 1er mai 2021 – soit au moment même où entrera en vigueur la refonte du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda). Selon lui, ce décret « va venir apporter une base légale à la possibilité des téléservices », sans toutefois présenter « d’alternative à la saisine par voie électronique de l’administration, poursuit Lise Faron, de la Cimade. Ce qu’il prévoit, c’est que les personnes qui ne seront pas en mesure de saisir les données de manière autonome pourront effectivement être aidées dans des points numériques. Mais se pose la question des moyens. On va encore se retrouver avec des personnes employées en service civique, non formées, comme on a pu le voir à la préfecture de Bobigny ou ailleurs ». Et à voir les offres de missions en service civique, consultables sur le site du gouvernement, difficile de démentir cette crainte…

Par ailleurs, les organisations demandent que soit systématiquement délivré un récépissé – attestant de la légalité de la présence d’une personne étrangère sur le territoire – au moment du dépôt de la demande en ligne. Ce qui pour l’heure est loin d’être le cas. « Un certain nombre de personnes sont juridiquement en situation régulière, mais comme la préfecture ne traite pas leur demande, elles ne sont matériellement pas en mesure de justifier leur présence sur le territoire parce qu’elles n’ont pas reçu leur récépissé, se désole Vincent Souty. En fait, que ce soit par voie matérialisée ou dématérialisée, le vrai problème reste le même : l’absence de traitement des demandes. »

Pour les organisations qui assignent en justice les cinq préfectures, passer des recours individuels au TA au recours collectif est un vrai changement de stratégie. L’objectif est de continuer à attaquer toutes les préfectures françaises dont le fonctionnement est contraire à la loi. Mais la crainte de voir appliquer ce décret qui va apporter une base légale à la dématérialisation des démarches pour accéder à un titre de séjour est déjà dans tous les esprits. Même si ce décret, « on va l’attaquer aussi », assure Lise Faron.

(1) Pour prendre un rendez-vous en ligne, il faut d’abord renseigner le fondement juridique de sa demande, c’est-à-dire la raison pour laquelle on demande un titre de séjour. Le code d’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) distingue la demande d’un titre de séjour dit de « plein droit » – qui implique la remise automatique d’un titre de séjour et concerne principalement la carte « vie privée et familiale » – et l’admission exceptionnelle au séjour, délivrée à la discrétion de la préfecture.

(2) Le prénom a été changé.

(3) Comme le révélait déjà Le Monde dans une enquête publiée le 1er juin 2019 : « Titres de séjour : le prospère business de la revente de rendez-vous en préfecture ».

(4) Lire par exemple l’enquête de Rue89 Lyon, publiée en décembre 2020 : « À Lyon, une affaire de corruption au sein du service des étrangers de la préfecture ».

(5) Dans un document officiel, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes rappelle que « rien n’interdit à un professionnel, même étranger, qui ne dépend d’aucune administration publique de proposer ce service [du service public – NDLR] moyennant une contrepartie financière, à condition de respecter des règles précises ».

(6) Il existe aussi le portail « Administration numérique pour les étrangers en France » (Anef), qui propose certaines procédures dématérialisées. Depuis février 2019 : validation du visa long séjour valant titre de séjour. Depuis septembre 2020 : demande ou renouvellement de titre de séjour pour les étudiants étrangers. Depuis avril 2021 : demande d’autorisation de travail. À partir de mai 2021, il sera également ouvert aux « passeports talents ».

(7) Décision du 27 novembre 2019 du Conseil d’État, ou du 18 février 2021 du TA de Rouen (saisi par les mêmes six organisations contre la préfecture de la Seine-Maritime), qui a estimé, selon la Cimade, que, « obligatoire ou non, la dématérialisation des démarches liées au droit au séjour était illégale puisque les textes excluent ces démarches du champ des procédures dématérialisables ».

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