Le IIIe Reich au quotidien

Avec Vivre dans l’Allemagne en guerre, Jérôme Prieur rend à ce passé toute l’épaisseur de sa tragique complexité.

Christophe Kantcheff  • 28 avril 2021 abonné·es
Le IIIe Reich au quotidien
© Arte éditions

Comment la population allemande a-t-elle vécu la Seconde Guerre mondiale ? Grâce à Jérôme Prieur, on commence à voir – et pas seulement à savoir, pour reprendre une distinction chère à Jean-Luc Godard – ce qu’il en a été. Après Les Jeux d’Hitler, Berlin 1936 (2016) et Ma Vie dans l’Allemagne d’Hitler (2018), le réalisateur poursuit dans cette voie avec Vivre dans l’Allemagne en guerre.

On pénètre ici dans l’intimité de la pensée de citoyen·nes, c’est-à-dire de leur correspondance avec leur amoureux parti au front ou de leur carnet de bord. Le seul homme dont le témoignage a été retenu par Jérôme Prieur, qui s’est appuyé sur le livre de Nicholas Stargardt, La Guerre allemande, est luthérien et a une épouse juive qui, avec sa fille, est de plus en plus menacée. Les témoins femmes, elles, appartiennent à la petite-bourgeoisie ou à la bourgeoisie intellectuelle (dont deux journalistes et une photographe). Elles sont loin de percevoir les événements de la même façon.

Vivre dans l’Allemagne en guerre est passionnant à plus d’un titre. On saisit notamment à quel point il est difficile de se départir d’un patriotisme envahissant, même quand les propos exprimés attestent d’une lucidité courageuse (en particulier parce que ces écrits discordants, s’ils tombaient en de mauvaises mains, pouvaient valoir une condamnation pour haute trahison). Comme le note dans son journal l’une de ces femmes : « Est-il permis de souhaiter la défaite de son propre pays ? N’est-ce pas contre-nature ? »

La propagande fait aussi son œuvre. Une mère de famille, dont les deux fils sont mobilisés, écrit en 1941 : « Je pense à mes fils, à tous ces jeunes gens qui font face à des vagues de mort. Mais c’est peut-être la seule possibilité de préserver notre monde spirituel du matérialisme marxiste. »

Les images (aucune n’est colorisée mais certaines sont en couleur et superbes), elles aussi étrangères au récit attendu de la grande histoire, ont été prises pour beaucoup par des cameramen amateurs, comme celle qui ouvre le film : un long panoramique sur une famille nombreuse, des grands-parents aux petits-enfants qui, alignés, font tous le salut nazi dans une atmosphère joyeuse. Les images sont en tension avec la voix off : quand le sort des juifs est relaté alors que l’on voit une femme bien mise sillonner les rues enneigées, ses emplettes à la main. Ou apportent un éclairage singulier : à l’évocation de l’hécatombe sur les champs de bataille correspondent des vues de foules visitant une exposition de carcasses d’avions ennemis abattus.

On perçoit ainsi ce que voyaient celles et celui dont on entend la parole. On approche leur réalité, quotidienne et pathétique, banale et abjecte (les pillages « légaux » des maisons des juifs). On y distingue aussi parfois un petit accident incongru : comme lors de ce meeting nazi pour la levée en masse, où un homme portant maladroitement son arme à l’épaule manque de heurter son voisin de derrière, qui ne peut s’empêcher de sourire. Le comique n’est jamais loin du tragique (on songe au Dictateur). Vivre dans l’Allemagne en guerre nous fait toucher le passé des yeux.

Vivre dans l’Allemagne en guerre, Jérôme Prieur, France 5, 9 mai, 20 h 45. Disponible en DVD à partir du 4 mai chez Arte éditions.

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