Le Juif/Arabe, d’un colonialisme à l’autre

Dans un ouvrage érudit, Ella Shohat interroge les figures politiques et culturelles du Juif d’Orient au fil de l’histoire.

Denis Sieffert  • 21 avril 2021 abonné·es
Le Juif/Arabe, d’un colonialisme à l’autre
Au cours de l’opération « Tapis rouge », en 1949-1950, près de 49 000 Juifs yéménites ont immigré en Israël. Crédit
© Wikipedia

Juive née à Bagdad, élevée en Israël et aujourd’hui professeure à New York, Ella Shohat interroge dans Colonialité et ruptures les différentes représentations politiques et culturelles des Juifs orientaux, les Mizrah’im. Issus le plus souvent du Yémen ou d’Irak, ils sont aujourd’hui accablés du péché d’avoir fait basculer la société israélienne dans la droite la plus extrême. Si cette affirmation contient sa part de vérité, elle mérite surtout d’être complexifiée au travers d’une double histoire coloniale, d’inspiration occidentale. C’est ce que nous propose Ella Shohat dans quatre textes choisis et contextualisés dans une remarquable introduction de Joëlle Marelli et Tal Dor.

On explore d’abord une représentation orientaliste qui, au XIXe siècle, mêle jusqu’à l’indifférenciation le Juif oriental et l’Arabe. Ici, l’un n’est pas l’épithète de l’autre, mais l’affirmation paritaire de deux identités, glorifiées ou avilies dans le regard occidental. Quand Ernest Renan confond les Sémites dans la « race incomplète », l’orientalisme de Benjamin Disraeli exalte le romantisme aristocratique d’une identité mêlée. Dans son Tancrède, paru en 1847, cité par Ella Shohat, il fait dire à l’un de ses personnages que les Arabes ne sont guère que « des Juifs à cheval ». Ella Shohat parle d’une « présentation isomorphe du musulman/Arabe en juif/Hébreu, en les rendant quasiment identiques ». Les deux bientôt unis dans la résistance au colonialisme européen.

La lecture va s’inverser avec le sionisme, qui n’aura de cesse de créer une antinomie entre le Juif oriental et l’Arabe pour les amputer d’un riche passé commun. Le sionisme rédempteur somme le Juif d’Orient de sortir de son arriération pour s’intégrer à une société moderne, mais en renonçant à son arabité. C’est ainsi que le Mizrah’i, devenu à la fois raciste et racisé, finit par porter le fardeau des difficultés d’Israël. Par un retournement de l’histoire, le Juif/Arabe est instrumentalisé, jusqu’à incarner ce qu’il y a de plus hostile à l’Arabe. Il subit l’aspiration du Nouveau Juif, européen, « à vivre en Orient sans être d’Orient », selon la formule d’Ella Shohat.

Mais le sionisme n’est pas seul responsable de la rupture. Le colonialisme français au Maghreb produira la même conflictualité en jouant la communauté juive contre les musulmans. Illustration, en 1870, avec le décret Crémieux, qui accorde la citoyenneté aux « Israélites indigènes » d’Algérie aux dépens des musulmans. Ce qu’Ella Shohat nomme « effacement du trait d’union » entre Juifs d’Orient et Arabes résulte de la volonté forcenée d’imposer une lecture universelle de l’histoire juive. Le sionisme a offert aux Juifs arabes de s’assimiler à la société israélienne, mais pour en devenir les parents pauvres, en même temps que les fantassins idéologiques de la guerre aux Palestiniens. Le livre érudit d’Ella Shohat est aussi une analyse lumineuse d’un aspect peu connu du sionisme et des dérives de la société israélienne.

Colonialité et ruptures Ella Shohat, traduit de l’anglais (États-Unis) par Joëlle Marelli, Lux, 310 pages, 24 euros.

Idées
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