Qui veut noyer son chômeur…

Nombre de demandeurs d’emploi sont contraints de tourner le dos à leurs véritables projets professionnels, et la réforme ne fera qu’accentuer ce processus. Témoignages.

Roni Gocer  • 28 avril 2021 abonné·es
Qui veut noyer son chômeur…
La manifestation du 23 avril à Paris contre la réforme de l’assurance-chômage.
© Philippe Labrosse / Hans Lucas via AFP

Dès que le cortège s’avance, le fracas démarre. Les amplis s’éveillent, grésillent, pendant que les tambours roulent en chœur. Des notes cuivrées, métalliques et syndicales montent sur le boulevard de l’Hôpital à Paris, pendant que l’air de « Freed from Desire » se mêle à L’Internationale. -Vendredi 23 avril, la lutte contre la réforme de -l’assurance-chômage s’est jointe à la rage festive du monde de la culture. Si quelques slogans se noient dans les décibels, les pancartes sont parlantes : « Vous sucrez notre chômage pour saler vos profits » ou « Qui veut noyer son chômeur l’accuse d’avoir la flemme ». Lucide. Dans l’assemblée bigarrée, le rejet de la réforme est unanime : tous n’y voient qu’une astuce cruelle pour contraindre les personnes au chômage à prendre le premier poste qui se présente. Pourtant, ces jobs de survie, surgis des fonds de tiroir des agences d’emploi, ne résolvent jamais grand-chose. Pire, ils obstruent parfois l’horizon professionnel.

Loin des rues parisiennes, une réunion s’improvise sur le sujet dans les locaux de l’association Chom’actif, à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Quelques membres – moins de six, évidemment – se retrouvent pour faire le point sur leur situation et échanger sur leurs galères. Évoquer la réforme de -l’assurance-chômage paraît indécent : « On n’avait vraiment pas besoin de ça, persifle Yves Gueydon d’une voix courroucée. Quand on accompagne les gens, on se rend compte du décalage entre le discours sur les chômeurs qui n’accepteraient pas de travailler et le volume d’emploi réellement disponible. Alors je peux comprendre qu’on soit libéral… mais là, cette réforme ne sert qu’à enfoncer les gens. »

Vingt-cinq ans plus tôt, Yves lançait l’association Chom’actif pour aider et orienter les personnes précaires au chômage. Ayant démarré avec « quelques potes », le groupe rejoint le Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP) et compte aujourd’hui six salarié·es. Depuis l’époque des débuts, l’esprit de la structure a évolué, passant d’un simple lieu de suivi à un espace d’échange et de soutien.  « Rien que l’écoute, pour l’estime de soi, ça fait du bien », commente Agnès*. Elle cherche un emploi dans son secteur depuis cinq ans, à la suite d’un licenciement économique. « La confiance disparaît avec le temps, quand on ne trouve rien. On ne se sent plus adapté·e. » À côté d’elle, Nadine acquiesce. Malgré vingt ans d’expérience dans l’animation, elle non plus n’a pas eu la possibilité de rebondir dans son secteur. Elle met en garde : « C’est plus difficile de retrouver du boulot dans un poste similaire au sien après avoir accepté des petits boulots qui n’ont aucun rapport. Quand j’ai commencé à prendre des contrats de ménage, je sentais que c’était mal vu, ça a joué contre moi. »

« Animatrice, j’ai dû prendre des contrats de ménage et ça a joué contre moi. »

Doria* s’est progressivement engouffrée dans ce bourbier. Elle commence sa vie professionnelle avec un diplôme d’anglais, avant de s’orienter vers le tourisme, l’hôtellerie et l’événementiel. D’un travail à l’autre, les transitions restent naturelles, jusqu’à ce que les contrats se raréfient. Et que ses indemnités s’épuisent. « Avec ma fille à charge, je n’avais pas le choix. Je cumule les entretiens, je consulte les offres tous les jours sur mon PC, mais je finis toujours par prendre des boulots précaires. »

Au fil des intérims, Doria devient manutentionnaire, préparatrice médicale, travaille sur les guichets d’autoroute ou dans le gardiennage. À chaque fois, elle découvre de nouvelles contraintes et s’éloigne un peu plus de la perspective d’un emploi stable correspondant à son parcours. Sa dernière « opportunité professionnelle » : manutentionnaire dans un entrepôt de colis. « Physiquement, quand je quitte mon poste, je suis anéantie. Je manipule des paquets très lourds, sur des plages horaires aléatoires, de 20 heures à 1 heure, ou parfois jusqu’à 4 heures. En général, l’agence d’intérim me prévient par SMS juste avant. Il faut suivre la cadence, courir partout, pour un salaire horaire de 10,32 euros net. J’ai plus de 50 ans ; dès que je trouve autre chose, je file. »

Évelyne* a vu ce scénario se rejouer toutes les semaines dans les centres d’appels où elle a travaillé. « J’ai connu beaucoup de mères célibataires dans le personnel. Lorsqu’elles sont prises à la gorge, elles peuvent rester plusieurs années, alors que les étudiant·es ne tiennent pas plus d’un mois. » Quelque chose dans sa voix laisse comprendre que la situation lui est familière. Lorsqu’elle commence à travailler comme téléopératrice au début des années 2000, c’est pour les mêmes raisons. Mais après cinq ans, retour au chômage. « Pôle emploi ne m’a jamais aidée à trouver un emploi. Je n’ai reçu que des propositions qui ne correspondaient pas à mes recherches, avec des formations très survolées. Alors j’ai cumulé des contrats courts à mi-temps, avec des petits boulots de caissière. J’aurais souhaité mieux, ce n’est pas par fainéantise que je n’ai pas trouvé. » Depuis quelques années, Évelyne a repris son activité de télé-opératrice dans une boîte plus petite, « presque familiale ». Le turn-over élevé restait de mise jusqu’à l’arrêt des embauches en mars 2020, à cause du Covid-19.

Parfois, c’est moins la pénibilité que l’instabilité des contrats qui use. En recherche d’emploi à Châteaudun (Eure-et-Loir), Christian a vécu une bonne partie de sa vie professionnelle dans l’incertitude. « J’ai beaucoup bossé en restauration, avec des contrats qui durent un mois ou deux, raconte-t-il sur un ton neutre. Pôle emploi ne m’a jamais trop aidé, je me suis toujours débrouillé en faisant des courriers, en allant vers les entreprises. » Depuis peu, il travaille comme plongeur dans une cantine d’hôpital. Mais, avec le temps, les contrats s’espacent. Les périodes non travaillées s’élargissent, couvrant des périodes de plusieurs mois. Si la réforme de l’assurance-chômage était en vigueur, il verrait fondre son indemnité. À 61 ans, il estime ne plus craindre grand-chose.

« Cette réforme est juste un moyen d’équilibrer les comptes de l’Unedic, elle n’est pas réfléchie. »

Pendant vingt-deux ans, Françoise Vidal a vu passer des profils et des histoires similaires. En tant que conseillère en insertion, elle a souvent été celle qui apporte les mauvaises nouvelles : « Je suis toujours démunie quand on vient me voir et que je n’ai rien à proposer à part des postes kleenex. C’est dur de refroidir les espoirs. » Dans sa pile d’annonces non pourvues, une grande part correspond à des offres en cours de recrutement, qui restent sur les radars pour une durée plus ou moins longue mais normale. Juste le temps qu’il faut pour que la « rencontre entre une personne et son entreprise » se fasse, comme le décrivent les économistes avec romantisme. Plus bas dans la pile, s’entassent les offres moins reluisantes. Elles proviennent de secteurs qui prennent, essorent et recrachent leurs salarié·es en quelques semaines. Les idylles sont rares.

Chaque semaine, la conseillère voit ainsi revenir ces mêmes annonces : métiers du bâtiment, téléopérateurs, agents d’entretien ou préparateurs de commandes. « On avait aussi pas mal de boulots dans la restauration, à la belle époque, précise-t-elle dans un soupir. Souvent, ces jobs sont truffés de contraintes intenables. J’ai des personnes qui ont sept heures par semaine seulement dans le ménage, d’autres qui ont trois pauses dans la journée. Et puis ceux qui sont très qualifiés, souvent jeunes, qui se retrouvent piégés avec des emplois qui ne correspondent absolument pas à leur formation. Ces gens subissent des contrats dont ils ne veulent pas. »

Un tableau noir que dépeint aussi Jean-Paul Domergue, responsable plaidoyer du réseau Solidarités nouvelles face au chômage et ancien directeur juridique de l’Unedic. «Lorsque les chômeurs acceptent des métiers qui ne correspondent pas à leurs compétences, ils entrent dans un cercle vicieux. Mécaniquement, ils ont moins de temps pour s’investir dans un parcours de formation et c’est en général plus dur de retrouver un poste du niveau que l’on quitte. »

Si, en principe, les chômeurs et les chômeuses ne sont pas dans l’obligation d’accepter des postes qui ne correspondent pas à leur secteur, la réforme comporte une forte incitation financière. Les profils ayant eu des contrats courts avec de longues périodes sans travail n’auront bien souvent plus les moyens financiers d’attendre pour s’orienter. « La ministre du Travail est dans le délire, lâche Jean-Paul Domergue sans détour. Cette réforme est juste un moyen d’équilibrer les comptes de l’Unedic, mais elle n’est absolument pas réfléchie. » À partir du 1er juillet, construire un parcours professionnel risque d’être un luxe.

  • Le prénom a été changé.