Aides publiques : le laisser-faire comme nouvelle norme

Les dispositifs exceptionnels d’aide aux entreprises en période de covid viennent parfaire une tendance lourde à l’ouverture des vannes sans contreparties. Récit d’un extraordinaire gâchis.

Erwan Manac'h  • 26 mai 2021 abonné·es
Aides publiques : le laisser-faire comme nouvelle norme

Aux premiers jours de la pandémie, le gouvernement a opté pour la politique des « vannes ouvertes », pour rassurer et pallier l’urgence des fermetures d’entreprises. L’administration fiscale, qui distribue le fonds de solidarité, se met alors rapidement en branle… Et en surchauffe. « Des services qui étaient déjà sous la ligne de flottaison se sont retrouvés à devoir gérer ces nouvelles missions sans moyens supplémentaires, rapporte Anne Guyot Welke, du syndicat Solidaires Finances publiques. La situation était déjà catastrophique avant la crise. » La direction des Finances (DGFiP) a en effet perdu 30 000 agents en treize ans, tandis que la direction générale du Trésor a vu ses effectifs fondre de moitié en onze ans (1). Côté ministère du Travail, « le robinet a été ouvert. Avec un délai d’octroi de deux jours pour une demande de chômage partiel, les services n’avaient même pas le temps de vérifier si l’entreprise qui faisait la demande existait vraiment », rapporte Julien Boeldieu, inspecteur du travail et syndicaliste CGT.

Les failles béantes dans les dispositifs apparaissent progressivement au grand jour alors que les aides se multiplient et que leur montant s’envole. La cellule anti-fraude créée par le ministère de l’Économie dès le mois d’avril 2020 se concentre sur les escroqueries orchestrées par des faux fournisseurs de masques et de matériel médical, ou des hackers qui parviennent à détourner l’argent des commandes publiques. Malgré les alertes de Tracfin, la cellule anti-blanchiment du ministère de l’Économie (2), les précautions restent minimales contre le risque de fraude massive aux prêts garantis par l’État (PGE). Au contraire, les grandes banques missionnées pour distribuer ces crédits avantageux, pourtant habituées à répondre à des règles de lutte anti-blanchimentstrictes, sont invitées à ne pas faire de zèle. « La consigne était de faire vite et de ne pas être trop regardants, souligne une source à Bercy. Lorsque des alertes remontaient aux cabinets ministériels sur des manœuvres suspectes – comme des demandes multiples, des comptes fermés immédiatement après réception du PGE – la réponse se résumait à : “Circulez, il n’y a rien à voir, c’est un mal pour un bien.” »

À l’Assemblée nationale, les quelque 155 milliards d’euros distribués soulèvent rapidement la question, plus politique, de l’absence de contreparties sociales et environnementales, et de l’incapacité de l’État à piloter son plan d’urgence. Les trois lois de Finances rectificatives votées lors de la première vague ainsi que le plan de relance et la loi de Finances 2021 font l’objet d’âpres discussions. Bercy et le gouvernement écartent méthodiquement les amendements contraignants, notamment ceux de la députée Nouveaux démocrates, ex-LREM, Émilie Cariou. « Très tôt, nous avons essayé de conditionnaliser les aides à une interdiction de distribuer des dividendes, car une entreprise qui est en manque de trésorerie et sollicite un prêt garanti ne peut pas distribuer ses fonds propres à ses actionnaires », rapporte cette spécialiste de la fiscalité, qui a occupé plusieurs postes au sein du ministère de l’Économie. La majorité se fissure. Émilie Cariou rompt le rang en mai 2020, avec d’autres déçus de la macronie, comme le député Matthieu Orphelin, qui dénonçait quelques semaines plus tôt l’activisme des lobbys patronaux pour tenter de profiter de la crise du covid pour détricoter la réglementation environnementale.

© Politis

Dans les cabinets ministériels, la ligne est simple : « La sauvegarde de l’activité des entreprises est la première des conditionnalités. Le fait qu’elles continuent d’exister et de travailler est la valeur la plus grande pour notre économie », juge la cheffe économiste de la direction générale du Trésor, lors d’une audition devant les député·es en avril 2020. Autrement dit, survivre et rester profitable est le plus noble engagement que l’on puisse demander à une entreprise. « Je sais qu’il est difficile d’accepter un chèque en blanc en matière d’aides publiques, complète devant le même auditoire la secrétaire générale de l’Agence des participations de l’État (APE), Suzanne Kucharekova Milko, mais il est tout aussi difficile de demander aux entreprises des engagements dans l’urgence dans des domaines qui ressortent des politiques de long terme. »

Les contreparties ont tout de même été introduites au fil des mois dans les différents dispositifs d’aides. Mais elles restent peu coercitives. Il s’agit par exemple de l’obligation de publier des engagements climatiques, faite aux grandes entreprises renflouées via l’Agence des participations de l’État, qui affichent plus de 500 millions d’euros de chiffre d’affaires. Les bénéficiaires d’un PGE n’ont pas le droit de distribuer de dividende en 2020 et 2021 et ne peuvent pas localiser leurs comptes dans une liste très restrictive de paradis fiscaux. Le dispositif d’activité partielle de longue durée (APLD), lancé en juillet 2020, aligne des conditions importantes sur le papier : signature d’un accord d’entreprise avec engagement de l’employeur à ne pas licencier sur motif économique, examen préalable par l’administration et au renouvellement du dispositif, tous les six mois, avec la possibilité pour le ministère de demander le remboursement des sommes si l’entreprise licencie pour motif économique. Mais dans le détail, l’administration ne vérifie par la pertinence des promesses et, après discrète modification par décret fin septembre, le remboursement ne peut plus être demandé si l’entreprise rencontre des difficultés économiques considérées comme nouvelles.

Sous la pression, le gouvernement multiplie également les annonces en matière de lutte contre les fraudes les plus grossières, à grand renfort de contractuels. 250 agents ont été recrutés à la direction des finances (DGFiP) et 300 dans les services du ministère du Travail. Ils signent des CDD de six mois et n’ont ni la formation ni l’expérience requises pour gérer des dispositifs relativement techniques comme le fonds de solidarité, grincent les agents de la DGFiP, réunis en intersyndicale (CFDT, CGT, FO, CFE-CGC et CFTC) contre les baisses des effectifs.

Mais, derrière le manque de moyens, se cache une volonté politique qui installe depuis une vingtaine d’années le laisser-faire comme une nouvelle norme. « La logique de vannes ouvertes sans contreparties, on est malheureusement habitués », résume un inspecteur des finances. Cela démarre sous Nicolas Sarkozy avec un festival de « niches fiscales » et s’intensifie avec l’arrivée de François Hollande à l’Élysée. « La droite française déteste l’impôt, mais adore l’argent public », ironise Émilie Cariou. Le pouvoir raffole en effet des aides aux entreprises, car leur attribution ne relève pas du domaine de la loi, ce qui offre un pouvoir discrétionnaire important au gouvernement. En 2020, 1 847 dispositifs d’aides publiques aux entreprises sont ainsi recensés, représentant une manne totale de 140 milliards d’euros, distribuée hors de tout cadre unifié par les différentes administrations et les collectivités.

Avec le crédit d’impôt compétitivité et emploi (CICE), en 2013, s’opère un véritable basculement. Dix-huit milliards d’euros de baisse d’impôt aux entreprises sont accordés, sans autre contrepartie que l’obligation, pour les entreprises, de communiquer à leurs délégués du personnel le montant perçu et son affectation. Premier constat, la mesure profite en premier lieu aux entreprises les plus riches, comme toutes les baisses d’impôts dits « de production », qui sont calculées en pourcentage du chiffre d’affaires ou du profit. Et cette réalité s’observe de nouveau dans le cadre du plan de relance : les deux tiers des 10 milliards d’euros de baisse d’impôt offerts aux entreprises au budget 2021 bénéficient aux entreprises de plus de 250 salariés. « Dans le détail, on s’aperçoit que ce sont les entreprises de la finance qui bénéficient le plus de ce chèque, parce que ce sont elles qui enregistrent les plus grosses marges », dénonce Émilie Cariou.

À ces gestes financiers se sont ajoutées des mesures réglementaires laissant toujours plus de marge de manœuvre aux entreprises : amendes négociées permettant aux entreprises accusées de corruption d’éviter le procès, fin de l’obligation pour les PME de faire certifier leurs comptes, instauration d’un « droit à l’erreur » en matière fiscale… Paradoxalement, cet affaiblissement des normes s’accompagne d’une mode nouvelle pour la « responsabilité sociale et environnementale des entreprises », accompagnée de certifications et de labellisations en tous genres. Une comptabilité « extra-financière » leur est imposée depuis une vingtaine d’années et les multinationales sont invitées, sous peine d’amende, à communiquer des engagements climatiques, comme gage de leur moralisation, sans que ceux-ci soient pour autant contraignants. Ce mouvement de responsabilisation de façade des entreprises installe progressivement l’idée d’une relation de « partenariat » entre le secteur public et le secteur privé, prévient un haut fonctionnaire de Bercy. Avec cette idée d’apparence anodine, c’est encore la séparation entre le public et le privé qui s’amenuise, regrette-t-il. Et la puissance publique, in fine, qui s’affaiblit.

(1) De 1 339 à 603 agents en 2009 et 2020, selon le rapport du projet de loi de finances 2021 au Sénat.

(2) Voir la note « Les risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme liés à la crise sanitaire et économique de la pandémie Covid-19 », 28 mai 2020.