À l’hôpital, « on ne peut pas y laisser notre peau »

La souffrance au travail est devenue le lot quotidien d’une majorité de soignants à l’hôpital public. Témoignages.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 30 juin 2021 abonné·es
À l’hôpital, « on ne peut pas y laisser notre peau »
© Lara Balais / AFP

L’hôpital va-t-il craquer ? Un peu partout sur le territoire, des alertes commencent à poindre. Des départs en cascade sont annoncés, et tout particulièrement chez les professionnel·les en soins infirmiers. Car, si les augmentations salariales de 183 euros net par mois ont peut-être rendu certains postes plus attractifs sur le papier, le problème reste inchangé : l’hôpital public n’arrive pas à fidéliser son personnel.

Pour la plupart de ces salariés, l’inertie des directions hospitalières et du gouvernement est la cause de cette situation. Et après deux années de mobilisations intenses, une année de crise sanitaire et un Ségur de la santé raté, le moral est en berne. Les nouvelles fermetures de lits et l’absence de perspectives ont achevé de convaincre de nombreux·ses candidat·es au départ – jusqu’ici retenu·es par le gel des demandes de mise en disponibilité, contexte épidémique oblige. Certain·es évoquent l’épuisement professionnel, la perte de sens, un management en décalage avec les réalités du terrain, mais aussi la sensation que, puisque rien ne bouge, rien ne bougera.

Camille* 23 ans.

Étudiante diplômée en soins infirmiers

Camille a obtenu son diplôme d’infirmière il y a quelques mois à peine, en Normandie. Mais elle préfère en rester là. « Je n’ai pas prévu d’exercer sur le terrain », résume simplement la jeune femme. Elle se dit que « c’est peut-être un peu égoïste », qu’elle aurait pu aider des équipes largement épuisées à sortir de situations compliquées. Mais elle n’est pas prête « à accomplir chaque geste médical dans la précipitation », ni à exercer comme elle a pu le faire à certains endroits, où « on fait comme ça parce qu’on n’a pas le choix ».

« En psychiatrie, par exemple, raconte Camille_, nous étions parfois obligé·es d’utiliser des linges de chambre pour réaliser des contentions sur les patient·es. Il s’agit déjà d’une pratique pas terrible, que l’on effectue en urgence, lorsque la personne représente un danger pour elle ou pour les autres. Mais devoir la pratiquer sans respecter les procédures, c’est encore pire et franchement déshumanisant. On fait mal à la personne qu’on doit attacher, on se fait mal aussi, et en plus ça ne tient pas ! »_

En médecine interne gériatrique, au cours d’un autre stage, « un responsable de service a demandé aux infirmières d’injecter un sédatif plus rapidement que prévu à une personne en fin de vie et qui n’en avait plus que pour quelques heures, assure la jeune diplômée. C’était pour qu’elle décède plus vite, pour libérer un lit… Parce que nous en manquions et qu’il fallait anticiper les urgences que nous allions recevoir dans la nuit ». Une situation extrêmement difficile à gérer pour l’étudiante : non seulement il s’agit « de choses que nous n’avons pas le droit de faire, qui sont illégales » mais, en plus, « elles nous sont imposées. »

En 2018, une patiente inscrite aux urgences de Lariboisière à 18 heures est retrouvée morte au petit matin.

Chaque expérience professionnelle devient pour Camille une nouvelle occasion de comprendre ce que signifient vraiment les « conditions dégradées » de l’hôpital public. Que veut dire « manquer de lits »? Qu’est-ce que cela représente pour les infirmier·ères qui doivent prendre en charge toujours plus de patient·es simultanément ? Et pour les malades, qui en subissent inévitablement les conséquences ? « Sur le moment, on ne pense pas à tout ça, reprend Camille. On est dans une posture d’étudiante, avec tout le stress que cela suppose puisque nous sommes évalué·es en permanence et que chaque erreur peut nous coûter notre année. »

Pour la jeune femme, l’enjeu est finalement d’apprendre à composer avec tout ça. « La plupart des infirmières avec qui j’ai travaillé sont peinées de voir comment les choses se passent. Elles sont insatisfaites et révoltées de constater que personne ne réagit pour nous donner plus de moyens et nous -permettre de travailler correctement, sans être dans la maltraitance. » Et soigner ainsi, sans pouvoir passer plus de deux minutes auprès d’un·e patient·e sans craindre que cela ne se répercute sur un·e autre, Camille s’y refuse. L’infirmière de 23 ans a préféré changer ses plans de carrière : en septembre, elle intégrera un master santé, parcours « éthique du soin ». On lui parlera sans doute de la fin de vie et du droit à la mort. Mais aussi des conséquences des cadences infernales auxquelles sont soumis les personnels médicaux, ou des besoins des patient·es dans leur parcours de soins.

Hugo Huon, 32 ans.

Ex-infirmier, co-initiateur du Collectif inter-urgences.

« Depuis la création du Collectif inter-urgences (CIU), nous somme pas mal à être parti·es », assure Hugo. Pour lui, c’est « dans l’ordre des choses » : « Le turnover est déjà important en temps normal, mais je crois que c’est encore plus difficile quand on décide de prendre part à une activité militante. Parce qu’on sait qu’on va passer notre temps à se battre contre des choses qui nous dépassent toutes et tous. Et on ne peut pas non plus y laisser notre peau. »

Le déclin passe parfois par de petites choses : la dégradation de la qualité du matériel ou du nettoyage.

En mars 2019, Hugo est l’un des premiers à se mobiliser pour la défense de l’hôpital public. Il participe même à la création du CIU, « fort d’une première expérience de mobilisation sociale » menée par le service des urgences de son hôpital, Lariboisière, à Paris, moins d’un an plus tôt. À l’été 2018, « l’accumulation de non-sens au travail, la répétition de situations dangereuses pour les malades comme pour le personnel, les salles d’attente bondées et ingérables et la dégradation de la qualité des soins » font éclater la colère intériorisée du personnel -soignant. Mais tout ce qu’il obtient, à l’issue des discussions avec la direction de l’hôpital, c’est la promesse d’un poste d’aide-soignant·e (AS) pour l’année d’après. Autrement dit, « une fin de non-recevoir ». Puis il y a eu cette patiente, en décembre 2018. Inscrite aux urgences de Lariboisière à 18 heures, elle est retrouvée morte sur un brancard au petit matin, douze heures plus tard.

« Là, il y a eu une tornade médiatique, reprend l’ex-infirmier. L’hôpital nous a demandé de ne pas parler à la presse mais, dès le lendemain, on avait le poste d’AS que nous réclamions depuis des mois… [qui vient, selon lui, d’être supprimé – NDLR] ».

Arrive le printemps 2019. De plus en plus de services d’urgences se déclarent en grève sur l’ensemble du territoire. Toujours les mêmes colères. Les paramédicaux s’engagent alors dans un long bras de fer, mais Hugo sait déjà qu’il veut partir, quitter le métier. Il n’y croit plus, « surtout pour Lariboisière ». Son engagement auprès du CIU ne suffit pas à le retenir : « Je pense qu’il fallait que des soignant·es soient prêt·es à partir pour monter un tel mouvement. D’abord parce que les représailles sont importantes. Mais aussi parce qu’il nous fallait un peu de cette énergie de la dernière chance pour y aller. »

En janvier 2020, Hugo se met « en disponibilité » et tente de mettre à profit ses différents diplômes, passés en parallèle de son travail d’infirmier de nuit : trois diplômes universitaires (DU) et un master en économie et gestion de la santé. Il ne veut plus être infirmier à l’hôpital. Le contexte épidémique le pousse tout de même à effectuer des contrats de remplacement entre la Bretagne et la Normandie, où il vit désormais. Mais, depuis avril dernier, il exerce comme coordinateur d’un centre de vaccination et propose des formations à destination de professionnels hospitaliers.

En septembre, Hugo retournera à l’université pour une formation d’infirmier en pratiques avancées. « Avec ça, je peux aller bosser en centre de santé, mais c’est surtout du libéral », admet le jeune homme. En continuant d’aller à l’école toutes ces années, son idée était tout autant de s’offrir de nouvelles perspectives que de « disposer d’un lieu de respiration » : « L’université m’a permis d’avoir un endroit à part, un espace pour parler de ce que je vivais et le mettre à distance. Parce que je voyais des choses qui ne devraient pas être acceptables à l’heure actuelle, en matière de prise en soins, de conditions de travail et d’accueil. Ça m’a permis, en quelque sorte, de ne pas rester dans ma torpeur. Parce que l’hôpital public, c’est plein de non-sens. Et parfois c’est dans la théorie qu’on peut retrouver un peu de sens. »

Thomas Laurent, 35 ans.

Infirmier sur le départ

Thomas est un peu « dégoûté ». Parfois, même, il dit « écœuré ». Le Ségur de la santé n’a marqué aucun véritable changement et « rien » n’a été fait pourinverser la tendance au délitement de l’hôpital public. Le seul élément positif, parfois vécu comme un cadeau empoisonné car facteur de démobilisation, ce sont les revalorisations salariales octroyées aux personnels paramédicaux. « Pour nous, en tout cas pour moi, les salaires, ce n’était pas la priorité, affirme Thomas, qui exerçait jusqu’à récemment aux post-urgences du CHU de Lyon. Pas si c’est pour continuer à bosser dans des conditions déplorables. »

On devient maltraitant par défaut parce qu’on ne peut pas faire mieux que ça.

En dix ans de métier, l’infirmier constate le lent déclin de l’hôpital, même si celui-ci passe parfois par de petites choses, presque invisibles. Il évoque par exemple la dégradation de la qualité du matériel ou la baisse de qualité du nettoyage : « Ce qui n’est absolument pas de la responsabilité des agent·es, précise Thomas. C’est parce que les hôpitaux ont commencé à sous-traiter ces services, donc il y a moins de personnels et ils n’ont pas assez de temps pour tout faire. »

Mais, s’il part, « c’est surtout parce qu’on devient maltraitant par défaut et parce qu’on ne peut pas faire mieux que ça, conclut Thomas. On n’a pas de temps à accorder aux patient·es et on est presque tous les jours en sous–effectifs. Alors on finit par prodiguer des soins en fonction de nos disponibilités, et non pas en fonction des besoins réels du patient ». Il préfère donc s’arrêter là et devenir libraire.

Anne-Cécile Grangé, 48 ans.

Chargée de projet santé

« Ce qui m’a poussée vers la sortie, ce sont mes formations, explique Anne-Cécile, ancienne infirmière au CHU de Bordeaux. Je -cherchais à aller vers des parcours de soins un peu différents, davantage tournés vers l’accompagnement humain et moins centrés sur le soin technique. À partir de là, quand je revenais en poste, j’étais toujours frustrée de ne pas pouvoir mettre à profit mes connaissances sur le terrain. J’avais l’impression que ma posture de soignante n’arrêtait pas de s’enrichir, mais que je faisais face à un management très cloisonné, qui se moquait de mes questionnements sur nos pratiques. » Et au fil du temps, parfois de manière douloureuse, le décalage n’a cessé de grandir.

En septembre 2020, Anne-Cécile décide de se mettre en disponibilité au terme de vingt-cinq ans de carrière. Les mois précédents, elle avait été réquisitionnée pour participer à la gestion d’une cellule de crise covid-19. Et si elle avait espéré que le contexte sanitaire favoriserait des remises en question de la part de sa hiérarchie, cela n’a pas été le cas. Anne-Cécile évoque notamment l’absence de ratio patient·es/soignant·es. En dépit des nombreuses revendications, il n’existe en effet toujours aucune législation pour fixer légalement un nombre maximum de malades à la charge d’un·e soignant·e, donc rien pour empêcher qu’un·e infirmier·ère prenne en charge quinze ou vingt malades en même temps.

Il n’existe toujours aucune législation pour fixer légalement un nombre maximum de malades à la charge d’un·e soignant·e.

Dans ce genre de situation, « on se contente de faire des prestations, décrypte Anne-Cécile, aujourd’hui chargée de projet en éducation thérapeutique pour l’AP-HP, exerçant au CHU de Bordeaux. Même si tout ça est souvent compensé par l’investissement du personnel ». L’ancienne infirmière se rappelle ainsi qu’il n’était pas rare que des soignant·es en congé reviennent pour pallier les manques de personnel, les administrateur·rices n’arrivant plus à recruter. « Mais ce qui est vraiment épuisant, c’est la logique comptable de l’hôpital, reprend Anne-Cécile. On doit tout compter, même le matériel. À l’inverse, le temps passé auprès des patient·es, évidemment, n’est pas pris en compte. Et ça peut être difficile à vivre, parce que nous sommes généralement confronté·es à des personnes dont les vies ont été perturbées et que c’est très frustrant pour les personnels, qui ont été formés aux valeurs du “prendre soin”, de l’empathie et de la bienveillance, de ne pas pouvoir les accompagner de cette manière-là dans le soin. »

Gaëtan Casanova, 32 ans.

Interne en médecine et président de l’Intersyndicale nationale des internes (Isni)

En prenant la présidence de l’Isni, pour laquelle il s’est mis en disponibilité, Gaëtan s’est vite rendu comptequ’« il existe dans le monde médical une grande souffrance ». Selon le représentant syndical, trois raisons majeures peuvent l’expliquer : le non-respect du temps de travail, le harcèlement hiérarchique, et la quasi–impossibilité de changer d’établissement au cours de son internat. Des déterminants loin d’être immuables, mais qui expliquent sans doute que seulement 23 % des internes souhaitent rester travailler dans le public une fois leur diplôme en poche. « Quand Olivier Véran, le ministre de la Santé, nous dit qu’il a augmenté les rémunérations des internes lorsque nous évoquons le nombre de suicides chez les jeunes médecins, je trouve que c’est absolument insultant pour les familles, lance Gaëtan. Celles et ceux qui pensent que ce n’est qu’une question d’argent n’ont rien compris. »

En 2017, l’intersyndicale publiait une enquête sur la santé mentale des étudiant·es, indiquant que près de 4 % des internes déclaraient avoir tenté de se suicider, soit 738 personnes. Depuis le 1er janvier 2021, cinq jeunes médecins ont mis fin à leurs jours. « Nous sommes en train de relancer cette étude, dont les résultats devraient être publiés avant la fin juillet, pour actualiser les données », précise Gaëtan.

Seulement 23 % des internes souhaitent rester travailler dans le public une fois leur diplôme en poche.

Pour alerter et tenter de mettre un terme à ces dérives, l’Isni a lancé une campagne de mobilisation sous le hashtag #ProtègeTonInterne. « À l’origine, le mouvement est surtout parti du constat qu’il existait beaucoup de harcèlement au sein des hôpitaux, reprend le président de l’Isni. Le problème, c’est que la personne qui vous prend en charge concentre tous les pouvoirs. Elle est votre chef·fe de service, votre tuteur·rice, votre directeur·rice de thèse… Toute votre vie professionnelle est gérée par elle, et il n’y a quasiment aucune échappatoire, ce qui vous rend très vulnérable. Les internes en parlent très peu, c’est l’omerta. »

Au fur et à mesure de la mobilisation, les revendications ont également évolué vers un meilleur encadrement du temps de travail. Fixé à 48 heures par semaine, ce seuil n’est pas respecté,rappelle Gaëtan : « Certains internes vont jusqu’à 80 ou 90 heures, alors que nous savons bien que nous devenons dangereux·ses pour les patient·es et pour nous-mêmes. » Et les conséquences sont réelles : erreurs médicales, accident de voiture, épuisement psychique, dépression…

Pour Gaëtan, la perte de sens chez les internes est une « évidence » : « Le gros problème, c’est aussi que 40 % à 50 % du temps de travail est grignoté par la réalisation de tâches administratives, faute de secrétaires médicaux·ales en nombre suffisant. Et il y a une grande différence entre être épuisé·e parce qu’on a utilisé chaque seconde dans les soins, à essayer d’assurer la meilleure prise en charge possible, et être épuisé·e parce qu’on a gratté du papier 40 heures sur les 80 passées à l’hôpital. »

Société Santé
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