À Mayotte, l’État hors la loi expulse à tout va

La préfecture du 101e département français n’hésite pas à falsifier des documents pour refuser l’accueil des mineurs étrangers non accompagnés, et les condamnations subies n’y changent rien.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 9 juin 2021 abonné·es
À Mayotte, l’État hors la loi expulse à tout va
Le 15 avril 2019, un bateau de la gendarmerie de Mayotte fait le tour des côtes pour contrôler l’immigration en provenance des Comores.
© Ornella LAMBERTI / AFP

En janvier dernier, tôt le matin, Omar (le prénom a été changé) est interpellé par la police. C’est un contrôle d’identité comme il en existe des centaines chaque jour à Mayotte. Le garçon de 16 ans est sorti faire des courses. Il est d’origine comorienne et est arrivé seul sur le territoire lorsqu’il était enfant. « Quand je me suis fait arrêter, c’était les vacances, précise le jeune homme, scolarisé en terminale. Mais je garde toujours mon carnet de correspondance sur moi, même quand il n’y a pas lycée. » Parce qu’il y range ses certificats de scolarité, mentionnant sa date de naissance. « Après, j’ai aussi sorti ma carte d’identité comorienne, et là les policiers ne m’ont pas cru. Ils ont décidé de m’emmener au centre de rétention. »

En France, la loi stipule pourtant qu’un·e mineur·e non accompagné·e (MNA) de son représentant légal ne peut être retenu·e en centre de rétention administrative (CRA), ni même éloigné·e du territoire. D’ailleurs, aucun·e mineur·e étranger·ère n’a l’obligation de justifier sa présence en France, y compris à Mayotte, bien qu’un droit dérogatoire y soit appliqué en matière de droit des étrangers. En réalité, selon Pauline Le Liard, chargée de projet régional à Mayotte pour la Cimade, « la police aux frontières (PAF) et la préfecture remettent quasi systématiquement en question la minorité et les documents présentés par les mineur·es. Elles vont considérer que les actes de naissance comoriens sont faux ou falsifiés, sans toutefois en apporter la preuve ».

En route vers le centre de rétention, Omar contacte son représentant légal, un Français qui l’a recueilli, pour qu’il vienne attester de son identité. Les autorités ne laissent pas entrer cet homme au sein du CRA, restrictions sanitaires obligent, « mais on lui dit que quelqu’un va venir me chercher ». Or, pendant ce temps, l’adolescent est soumis à un test PCR et rattaché à un adulte qu’il ne connaît pas, lui aussi retenu au CRA, désigné comme son responsable légal. Une pratique illégale et arbitraire qui va permettre de l’expulser en toute légalité. Le garçon proteste. On lui répond que « ce n’est pas [lui] qui décide » et qu’il doit prendre le bus qui le conduira au bateau, en direction des Comores. « L’adulte à qui j’ai été rattaché ne disait rien, continue le jeune homme. J’ai insisté pour qu’il explique qu’on ne se connaissait pas et il a fini par le faire. Mais les policiers ont dit que c’était trop tard, que c’était déjà écrit sur les papiers… »

Dans le bus, Omar rappelle son véritable responsable légal, toujours à l’extérieur du CRA. Ce dernier lui dit de ne pas accepter l’éloignement et de ne pas monter sur le bateau. « Alors j’ai essayé de faire le dur, de refuser de descendre du bus. Mais les policiers ont menacé d’utiliser la force ou de me ligoter. Là, un homme qui était avec moi dans le bus m’a dit de me laisser faire parce que si j’arrivais aux Comores menotté j’allais avoir des problèmes. » Le garçon n’a plus le choix et embarque à destination d’Anjouan, à plus de 70 km de Mayotte.

Dans le 101e département français, ce mécanisme de rattachement arbitraire à un adulte pour faciliter les expulsions de MNA est une pratique ordinaire. L’ensemble des personnes interrogées dans le cadre de cet article estime qu’elle est « hebdomadaire », pour le moins. À cette pratique, il faut ajouter la falsification des dates de naissance, voire du pays d’origine, des jeunes se présentant comme mineur·es au moment de leur interpellation. Là, il s’agirait d’une pratique quotidienne. « C’est quelque chose d’abominable que nous constatons tous les jours, confie Camille (1), une juriste qui intervient au CRA de Mayotte. J’ai déjà vu un mineur dont les papiers ont été modifiés alors qu’il n’avait que 13 ans… »

C’est ce qui est arrivé à Khaled, un -Malgache de 17 ans. Dans une vidéo publiée par la Cimade pour dénoncer « les falsifications et attributions fictives de dates de naissance » des MNA, le jeune homme raconte avoir été violemment interpellé par la police et embarqué au CRA. C’était le 26 janvier, sur le chemin de l’hôpital, où il se rendait pour faire contrôler sa jambe qui sortait du plâtre. Il est expulsé dans la foulée, alors même que son père, qui réside légalement sur le territoire, lui a fait parvenir les documents attestant qu’il était originaire de Madagascar et mineur. Les autorités le déclarent majeur et comorien.

© Politis

Pour Yasser*, c’est à peu près la même histoire. Mais le garçon de 16 ans est français, pris en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE). La PAF ne le croit pas lors du contrôle d’identité, le conduit au CRA, le décrète majeur et comorien, puis l’expulse vers Anjouan. Les expulsions sont à chaque fois extrêmement rapides. Cela ne prend pas plus de quelques heures. Plus d’un mois plus tard, après de nombreuses tergiversations, la préfecture a finalement accepté de rapatrier à ses frais le lycéen français. Un retour par voie légale qui est exceptionnel, estime la Cimade.

De leur côté, Yasser et Omar ont réussi à quitter les Comores, où ils ont dû se débrouiller seuls avant de rejoindre Mayotte par la mer, à bord d’un kwassa (2). Un trajet dangereux qui coûte la vie à de nombreuses personnes chaque année. Pour Omar, deux trajets ont même été nécessaires : « La première fois, début février, les gardes-côtes nous ont rattrapés. On a été placées au CRA. J’ai dit que j’étais mineur et tout seul, mais on m’a encore rattaché à un adulte et expulsé de nouveau. Il y avait une fille dans la même situation que moi. » Finalement, autour du 13 février, « après avoir encore gaspillé beaucoup d’argent », Omar parvient à acheter une nouvelle place à bord d’un kwassa et arrive sain et sauf à Mayotte.

Des pratiques systémiques

Ces pratiques abusives ne sont pas inédites sur le territoire. Elles ont été dénoncées par des associations, des juristes, et font parfois l’objet de recours juridiques individuels devant le tribunal administratif (TA). En juin 2020, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la France pour le rattachement fictif de deux mineur·es de 3 et 5 ans à un adulte, en 2013, afin de faciliter leur renvoi vers les Comores. Le père des deux enfants se trouvait à Mayotte et disposait d’un titre de séjour.

En février 2020, un rapport de l’institution du Défenseur des droits, intitulé « Établir Mayotte dans ses droits », note de nombreux « manquements à la loi », alors que le président du tribunal administratif de Mayotte remarque que « seules 5 % des obligations de quitter le territoire notifiées par la préfecture seraient soumises à son contrôle ».

Un peu plus loin dans le rapport, à propos des renvois abusifs de MNA, est écrit : « Lorsqu’il est interrogé sur le nombre préoccupant de telles décisions illégales, le sous-préfet chargé de la lutte contre l’immigration clandestine [Julien Kerdoncuf, en poste jusqu’en août 2020 – NDLR] explique que, si l’accroissement du nombre d’éloignements augmente mécaniquement le volume des erreurs, le taux d’erreur reste constant (3). »

Des propos cyniques qui illustrent ce que Pauline Le Liard définit comme « une politique du chiffre, du coûte que coûte. » Car la préfecture a des objectifs, fixés par l’État à 30 000 expulsions annuelles, soit 10 % de la population de Mayotte. En 2019 (4), plus de 27 000 personnes ont ainsi été éloignées du territoire. Soit presque autant qu’en France métropolitaine, où 31 404 personnes ont été éloignées (départs forcés, volontaires, aidés ou non).

« Malgré les rappels à la loi, les condamnations du TA ou celle de la CEDH, rien ne change, constate Pauline Le Liard. On voit bien qu’il y a quelque chose de systémique dans ces pratiques. Mais la préfecture continue de dire qu’aucun·e MNA n’est retenu·e en CRA ou expulsé·e, alors même que c’est ce à quoi nous sommes confronté·es tous les jours sur le terrain ! » L’institution du Défenseur des droits confirme elle aussi que « ces pratiques sont loin d’avoir disparu » et être régulièrement saisie « de situations de pratiques abusives de placement en rétention et d’éloignement de mineur·es non accompagné·es depuis Mayotte vers les Comores (rattachement arbitraire à un adulte tiers, falsification de la date de naissance du mineur…) ». Au moins huit situations individuelles sont actuellement étudiées par l’institution et ses délégués territoriaux.

Respect des droits

« Le travail est très compliqué ici, car nous sommes le seul CRA en France où des expulsions sont organisées tous les jours », reprend Camille. Si la juriste décrit de quotidiennes entorses aux droits, elle estime aussi que celles-ci sont impossibles à quantifier et difficiles à empêcher, tant l’organisation du travail au centre de rétention semble défavorable au respect des droits : « Près de 130 personnes sont placées en rétention chaque jour – sans compter la zone d’attente ni les locaux de rétention réquisitionnés par la préfecture. Sur ces 130 personnes, une petite centaine sera expulsée. Nous ne sommes que deux juristes et nous n’arrivons à voir qu’environ 10 % des personnes placées. Et les expulsions commencent vers 9 heures, alors que nous commençons nos journées à 7 h 30. Ça ne nous laisse qu’une heure et demie pour accompagner les personnes dans leurs droits et déposer des recours au TA, pour celles qui ont été intégrées la veille en fin de journée, ce qui est souvent le cas. On agit toujours dans l’urgence. »

À Mayotte, la durée moyenne de rétention est en effet estimée à 17 h 30, contre 17 jours en métropole. Difficile, alors, d’imaginer que les deux juristes présentes pourraient recevoir toutes les personnes qui en feraient la demande. Et sur les deux associations présentes, seule Solidarité Mayotte introduit des recours juridiques au TA – Mlezi Maore prenant en charge une permanence sociale, morale et psychologique (5).

« À partir du moment où on impose des chiffres, il faut bien remplir les bateaux, rappelle amèrement Camille. Donc, même si les personnes interpellées peuvent prouver tout de suite qu’elles sont mineures, la PAF va leur dire qu’elles verront ça plus tard avec les associations. Ça lui permet de gonfler les chiffres, d’être bien vue. » Reste alors aux associations à apporter la preuve que telle personne est mineure ou que telle autre a été rattachée arbitrairement à un adulte, puisque ces modifications arbitraires sont réalisées en amont de leurs interventions. « Les autorités se déchargent sur nous et nous laissent le soin de procéder aux vérifications d’identité et aux droits au séjour, alors qu’il s’agit d’une compétence régalienne de l’État, note l’intervenante juridique. Notre rôle à nous est d’accompagner les personnes dans leur accès aux droits. »

Et si ces pratiques semblent acceptées par la préfecture, elles se déroulent, là encore, dans un climat où règne l’arbitraire. La juriste dénonce de nombreuses pressions exercées à toutes les étapes du placement en rétention ou de l’éloignement, notamment au moment de la signature des procès-verbaux (PV). « Une fois, je me suis retrouvée dans une pièce, mais le policier ne m’avait pas vue, explique Camille. Il y avait une femme interpellée, d’une trentaine d’années, qui refusait de signer le PV indiquant qu’elle était la responsable légale d’une ado de 15 ans. Cette fille, elle ne la connaissait pas. Comme elle continuait de protester, le policier lui a pris le bras, lui a dit que c’était comme ça, qu’il fallait qu’elle aille se faire tester pour le covid et qu’elle entre en zone de rétention. »

Camille évoque également le chantage des forces de l’ordre, qui conditionneraient le fait de pouvoir être reçu par les associations à la signature des PV, mais aussi les violentes interpellations ou les pressions exercées dans les véhicules de police. D’après la juriste, des justificatifs d’identité, comme les carnets de scolarité de MNA, auraient déjà été jetés à l’eau par des agents, lors des trajets en barge en direction du CRA. « Ils ont conscience de ce qu’ils font, reprend Camille_. Il est même déjà arrivé qu’un policier vienne nous voir pour nous dire “attention, celui-ci est mineur, il faut faire quelque chose pour lui”. La falsification de la date de naissance et la présomption de majorité, c’est quelque chose qui est ancré dans le système préfectoral et complètement assumé par le personnel du CRA… »_

Contactée à plusieurs reprises, la préfecture de Mayotte n’a jamais répondu à nos appels, ni à nos e-mails. Nous avons toutefois pu consulter un certain nombre de documents, comme des demandes de recours gracieux à la préfecture formulées par les associations ou des décisions du TA condamnant la préfecture sur des faits de falsification de date de naissance ou de rattachement arbitraire. La préfecture de Mayotte n’ignore donc rien de la nature de ces pratiques, ni de leur caractère récurrent.

(1) C’est un prénom d’emprunt : la direction de son association a donné pour consigne « de ne pas répondre aux questions des journalistes, car la présence de l’association dépend directement du bon vouloir de la préfecture ».

(2) Chaque année, des milliers de personnes embarquent à bord de ces canots de pêche à moteur comoriens pour tenter la traversée.

(3) Le rapport mentionne aussi « une tension sociale telle que tout discours orienté vers la consolidation des droits des étrangers ayant vocation à rester à Mayotte semble inaudible ».

(4) Les chiffres de 2020 n’étant pas représentatifs (confinements et fermetures des frontières), nous citons ceux de 2019.

(5) Les deux associations présentes dans l’enceinte du CRA, Solidarité Mayotte et Mlezi Maore, ont répondu à des appels d’offres dans le cadre de marchés publics pour pouvoir y intervenir.

Société Monde
Temps de lecture : 13 minutes