Nos corps engagés jusqu’au cou !

Pour les nouveaux mouvements climat, antispécistes, de gilets jaunes, de femmes ou de personnes handicapées, l’implication physique fait désormais partie du répertoire de l’action.

Vanina Delmas  • 21 juillet 2021 abonné·es
Nos corps engagés jusqu’au cou !
© LUIS ROBAYO/AFP

Dimanche 9 mai 2021, plus de 40 000 personnes sont descendues dans les rues de France, ont marché quelques kilomètres et brandi des banderoles pour dénoncer la loi climat trop timorée arrivant à -l’Assemblée nationale. Une énième marche climat depuis l’élan de 2018, après la grève scolaire de Greta Thunberg en Suède et la démission du ministre Nicolas Hulot en France, cristallisant un ras-le-bol généralisé face à l’inertie politique malgré l’urgence climatique. Personne ne remet en cause l’objet de la mobilisation. Mais la méthode ? Si les verbes défiler, marcher et crier persistent dans le vocabulaire des luttes, d’autres retrouvent des aficionados : occuper, s’enchaîner, bloquer, grimper, habiter, s’affamer, se dénuder…

En 2015, ANV-COP 21 a relancé la mode des actions directes non-violentes et savamment encadrées. L’arrivée de Youth for Climate et d’Extinction Rebellion (XR) a redonné un coup de jeune aux actions coups de poing. Hélène a commencé à manifester en 2002 contre la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle. Elle avait 15 ans. Puis elle s’est engagée dans Osez le féminisme. Avec XR, elle voit l’occasion de rompre avec la militance classique « pour essayer d’affronter le sentiment d’impuissance » : « XR s’est lancé quasiment au même moment que le mouvement des gilets jaunes, donc l’engagement physique était d’emblée très important. Et puis l’intensification de la répression et de la violence policière en face a forcément engagé davantage nos corps. Mais je n’ai jamais eu de rapport sacrificiel à mon corps : je l’utilise car c’est le seul outil que j’ai pour lutter. »

Hélène participe à l’action « Notre sang » au Trocadéro, à Paris, pour alerter sur les millions de morts – humaines et animales – à cause de la catastrophe écologique, à l’occupation du centre commercial Italie 2, à des actions antipub, notamment au Festival de Cannes, et à la semaine de « rébellion internationale » en octobre 2019. « Il faut réfléchir collectivement à la stratégie, à l’impact de ce genre d’actions qui consistent à s’asseoir, à faire bloc et à attendre de se faire déloger. Car, finalement, il y a quelque chose de très viriliste dans cet objectif de “tenir le plus longtemps possible” face aux forces de l’ordre. Et une dimension un peu victimaire qui dessert parfois le discours », juge-t-elle, lucide.

Militant climat depuis 2014, Victor Vauquois a multiplié les actions directes, notamment avec ANV-COP 21 contre le Ceta et la pollution de l’air, et avec Extinction Rebellion, en juin, contre la bétonisation et le Grand Paris, au cours de l’action bien nommée « Grand Péril express ». Il a aussi rejoint les écologistes d’Ende Gelände, qui bloquent chaque année les mines de charbon à ciel ouvert d’Allemagne. « Aujourd’hui, j’ai plus peur en manif que dans les actions de désobéissance civile, car la dimension collective empêche la peur, et les militants sont très attentifs au soin qu’on se porte », souligne-t-il.

Pour Victor, ces modes d’action engageant les corps trouvent un fort écho dans les luttes locales. « Quand on parvient à défendre un territoire avec nos propres corps, comme la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, c’est hyper fort et cela apparaît comme un recours privilégié quand tous les autres ont échoué. On est plus enclin à le faire pour défendre un lieu qu’on aime, qu’on habite, plutôt que de s’allonger devant une mine de charbon. »

Militantisme artistique

Cet attachement viscéral à un lieu ou à un élément de la nature en danger a conduit Thomas Brail à squatter la cime de quelques arbres pour les protéger. D’abord à Mazamet, dans le Tarn, où le maire a décidé en 2019 d’abattre des platanes centenaires. -Inimaginable pour cet arboriste-grimpeur qui a été le jardinier de la ville pendant dix ans. Après avoir tenté des démarches administratives, il décide de se percher dans les branches. Il y restera trois jours, et un accord sera trouvé. Puis il s’installe pendant vingt-huit jours à 17 mètres d’altitude, dans l’arbre face au ministère de l’Écologie, pour dénoncer l’abattage de vingt-cinq platanes à Condom (Gers). « Des policiers ont voulu me déloger mais je leur ai dit que, s’ils tentaient d’approcher, je me décrochais. Paradoxalement, quand j’étais dans l’arbre, je me sentais en sécurité alors que, dès que je posais un pied à terre, les forces de l’ordre arrivaient ! »

« Défendre un territoire avec nos propres corps apparaît comme un recours privilégié quand tous les autres ont échoué. »

La descente a été éprouvante : Thomas avait perdu de la masse musculaire dans les jambes. Il refuse de parler de désobéissance civile, car c’est son métier de soigner les arbres, mais la portée politique du geste aérien est indéniable et fait des adeptes, notamment au sein des Groupes nationaux de surveillance des arbres (GNSA). « J’espère qu’une armada de grimpeurs va émerger, car il faut mettre nos corps en mouvement pour lutter et arrêter d’être statique, de se contenter de réfléchir à coups de PowerPoint ! », conclut Thomas.

La défense des arbres est un motif récurrent d’action radicale chez les militant·es ou les passionné·es de nature. À la fin des années 1990, Julia Butterfly Hill a passé deux ans au sommet d’un séquoia millénaire de Californie ! Plus récemment, des écologistes se sont enterré·es ou enchaîné·es pour empêcher les tronçonneuses de décimer la forêt de l’île de Vancouver, au Canada.

L’empathie pour les sans-défense se retrouve aussi dans le mouvement anti-spéciste. Avec des nuances de méthodes et d’objectifs, mais toujours en s’y employant corps et âme. Beaucoup de happenings d’associations ou de collectifs antispécistes misent sur la théâtralisation, jusqu’au morbide. 269 Life France a fait plusieurs fois les gros titres avec ses mises en scène de corps humains nus, ensanglantés, étendus sur le sol ou suspendus à des crocs de boucher, en plein cœur de Paris. Les plus radicaux se sont marqués au fer rouge le numéro 269 (1) par compassion envers la souffrance des animaux.

Cette branche française du mouvement israélien 269 Life a choisi un militantisme artistique dans l’espace public pour choquer les passants et les convaincre de ne plus manger de viande. « La société française actuelle s’inscrit de plus en plus dans un mouvement de spectacularisation, du fait du développement très important des médias. Les acteurs de la contestation politique – et leurs opposants – utilisent donc ces logiques de la médiatisation, voire de la théâtrocratie, pour porter leurs discours auprès de l’opinion publique », analyse Noémie Aulombard, doctorante à l’ENS de Lyon, qui a étudié les usages du corps dans des actes de contestation politique (2).

Un autre collectif au nom très proche mène un combat similaire, mais avec d’autres tactiques : 269 Libération animale. Sa cofondatrice, Tiphaine Lagarde, a longtemps milité de façon classique, mais les tracts et les actions dans les rues n’étaient pas à la hauteur du système d’oppression qu’elle dénonçait. « Il faut montrer une opposition réelle, et non plus seulement symbolique. Convaincre chaque personne de manger moins de viande ne servira pas à grand-chose. On préfère viser le système et donc les grandes industries capitalistes, et pour cela nous utilisons nos corps comme des armes », explique-t-elle. Elle identifie trois types d’actions directes où les corps agissent : « Pour les blocages d’abattoirs, le corps devient un outil de résistance à la machinerie qui tue, car il est positionné entre les couteaux et les victimes. Lors des actions de libération d’animaux des abattoirs ou des élevages, le corps est un complice puisqu’on les aide à s’échapper. Enfin, dans les sanctuaires – lieux où vivent les animaux libérés –, nous partageons quelque chose de très profond avec eux puisque nous sommes ramenés à une condition commune qui passe aussi par nos corps. »

Gilets jaunes

Corps protestataires et désobéissance civile non-violente sont liés et s’inscrivent dans un contexte politique toujours particulier, mais où la colère et l’opposition à l’ordre établi sont claires. « Les anthropologues et historiens nous montrent la mainmise et le contrôle exercés par l’État et la société sur les corps : celui qui conteste par son corps s’oppose à la volonté étatique et manifeste son pouvoir. Ainsi, le corps apparaît comme une médiation entre soi et le monde, entre l’intériorité et l’extériorité, entre l’intime et le public, entre l’individualité et la collectivité », écrit Noémie Aulombard.

En France, l’irruption du mouvement des gilets jaunes a provoqué un séisme chez les citoyen·nes, les militant·es, qui ont souvent été touché·es dans leur chair par la répression policière, mais aussi les intellectuel·les de gauche. La philosophe Barbara Stiegler confesse qu’elle cherchait « sans relâche à se séparer physiquement du reste du monde », à s’immobiliser pour écrire. Mais les gilets jaunes l’ont fait sortir de son bureau en novembre 2018, malgré ses doutes quant à sa légitimité à enfiler la chasuble fluo. Elle avoue : « Pour nous tous, auteurs de livres, rédacteurs infatigables de notes et de messages numériques, pour nous qui avons déserté à la fois l’espace public et l’organisation matérielle du monde, résonne -l’avertissement de Dewey, mais aussi de Marx : “C’est dans la pratique que l’homme a à faire preuve […] de la réalité et de la puissance de sa pensée, la preuve qu’elle est de ce monde.” Si nous voulons nous mobiliser, il faudra bien basculer dans la réalité physique des corps et des lieux (3). »

« Celui qui conteste par son corps s’oppose à la volonté étatique et manifeste son pouvoir. »

Une réalité que connaît bien Odile Maurin. Présidente d’Handi-Social et conseillère municipale d’opposition à Toulouse, elle n’hésite jamais à s’installer avec son fauteuil roulant là où il faut exposer les injustices. Après avoir bataillé dix ans pour obtenir des droits en tant que personne handicapée, elle s’engage dans la lutte collective. Opérations péage gratuit, occupation de tribunaux, de la cité administrative, mais aussi blocage de cimenteries, de l’aéroport de Blagnac, de TGV… Des actions radicales pour dénoncer la loi Elan, qui divise par cinq le nombre de logements accessibles aux personnes handicapées.

« On sait qu’on ne peut pas rassembler autant de monde que les valides, alors on mise sur la forme pour se faire entendre et attirer les médias. On agit de la sorte par nécessité, on ne nous laisse pas le choix ! » clame Odile Maurin. Elle rejoint les gilets jaunes lorsque leur discours se porte sur la justice écologique et sociale. «  Témoin des violences policières, je filmais tout au plus près. Une fois, j’ai  été victime de tirs de gaz lacrymogène et de canon à eau, sans sommation : j’ai refusé de bouger, alors on m’a dégagée avec mon fauteuil. J’avais une trentaine de bleus sur le corps, et cinq fractures au pied », décrit-elle.

Une résistance corporelle qui vaut à la militante un procès pour « violences sur personne dépositaire de l’autorité publique avec arme par destination ». Son fauteuil serait une arme… Pour toutes ces actions, elle en est à cinq procès en moins de trois ans et un retrait de permis de conduire. « Les autorités veulent m’assigner à résidence, mais je ne reculerai pas ! Parfois, j’ai peur, mais j’estime ne pas prendre plus de risques physiques en manifestation que ceux que je prends tous les jours. Nous agissons avec notre imagination. Les vrais risques se situent dans le quotidien vécu par nos corps de personnes handicapées : quand les trottoirs sont inaccessibles, peuvent nous faire tomber, quand il faut descendre sur la route pour contourner une voiture garée, quand on finit par s’isoler pour éviter les dangers du dehors. »

Les corps sont instinctivement utilisés comme outils de lutte quand la voix et les écrits ne suffisent plus. Mais ils sont et deviennent de plus en plus une lutte en tant que telle, voire un espace de lutte. Le mouvement #MeToo en 2018 a déclenché la vague, l’éclosion des revendications LGBTQI+ tend à la transformer en raz-de-marée rafraîchissant. « Le scénario politique de l’hétérosexualité est en train d’être réécrit et la classe dominante (masculine et hétérosexuelle) n’abandonnera pas ses privilèges aussi facilement. Hier, le lieu de la lutte était l’usine ; aujourd’hui, c’est le corps et la subjectivité », assurait le philosophe militant du transféminisme Paul B. Preciado dans Libération en 2018. Des corps en bataille loin d’être atones et aphones.

(1) Le nombre 269 fait référence au numéro que portait le premier veau sauvé de l’abattoir par l’association israélienne.

(2) Noémie Aulombard, « La construction de discours autour de l’usage du corps dans des actes de contestation politique », Institut d’études politiques de Lyon, 2012.

(3) Barbara Stiegler, Du cap aux grèves, Verdier, 2020.

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Nos corps en bataille
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