Pass sanitaire : Quand on brutalise le débat public…

La généralisation du pass sanitaire a soulevé un vent de contestation aussi puissant qu’hétéroclite, traduisant un profond malaise et un affaiblissement de la parole publique.

Erwan Manac'h  et  Roni Gocer  et  Chloé Dubois (collectif Focus)  • 21 juillet 2021 abonné·es
Pass sanitaire : Quand on brutalise le débat public…
À la manifestation du 17 juillet, à Nantes.
© Estelle Ruiz/Hans Lucas/AFP

Fin de manif sur la place de la République, à Lille. Les longs draps blancs barrés des slogans « En guerre contre la guerre sanitaire » ou « Touche pas à nos soignant·es » sont remballés,puis c’est au tour de l’ampli massif installé sur une courte estrade en béton. À quelques mètres, sur la terrasse du Taberna Latina, les dernier·es manifestant·es observent la scène, satisfait·es. D’une table à l’autre, les profils changent radicalement. Ici, un groupe de gilets jaunes se raconte des souvenirs de manif. Là, c’est une famille qui s’installe après avoir rangé les pancartes. « C’était ma première manifestation, et je crois que c’était réussi », jubile Pierre en descendant son café. Son costard bleu nuit, ses richelieu luisantes et son pin’s bleu-blanc-rouge attirent l’œil. Se définissant comme un « penseur » libéral, admirateur d’Alain Madelin et candidat à l’investiture des Républicains, il fait partie des sept organisateurs de la manifestation. Tous viennent d’horizons très divers. « La manifestation est transpartisane et nous avions des opinions très différentes, concède le manifestant. À un moment, j’ai eu peur que ça parte dans tous les sens… J’ai entendu des appels à la révolution permanente, ou des slogans antipoliciers que je ne cautionne pas. Mais ça reste une belle mobilisation, et il y en aura d’autres. »

Sous un soleil brûlant, les prises de parole s’enchaînent toute la journée. Certains appuient sur l’aspect « non démocratique » ou franchement « monarchique » de la prise de décision du Président. D’autres dénoncent « l’autoritarisme » et la politique « sécuritaire », alors que l’expression « dictature sanitaire » semble faire consensus. Mais la récupération politique n’est pas loin. Toute proche même, lorsque François Asselineau se fraye un chemin jusqu’à l’estrade. Trop heureux d’avoir un public, il entame une harangue aux faux airs gaulliens. Quatre longues minutes. L’assistance ne bronche pas, applaudit mollement, parfois. Puis d’autres plaidoyers suivent – moins pompeux – avant que ne démarrent le parcours et un nouveau temps d’échanges.

Postures outrancières

Micro en main, un manifestant jure que les vaccins contiennent « de l’aluminium et du graphène, deux produits toxiques ». Venu avec ses deux fils, Hamid fait la moue : « Je trouve les restrictions surréalistes. Pour moi, on met en place un genre d’apartheid. Et puis, on nous demande d’être vaccinés trop rapidement. » Le plus grand a 13 ans et acquiesce à toutes les phrases du paternel. « On est des pestiférés », conclut-il pour son père. De l’autre côté de la rue, ça chauffe entre les CRS et quelques manifestant·es. Hamid prend ses enfants sous le bras et s’éloigne.

Sur quoi cette colère disparate peut-elle déboucher ? Est-ce la résurgence d’une mobilisation hors cadre, deux ans et demi après celle des gilets jaunes ? Quels dommages ce nouveau tour de vis sanitaire, à la légitimité contestée comme jamais depuis quinze mois, causera-t-il encore sur le débat public ?

« Dans cette affaire, des choses vont se casser, des amitiés se briser », redoute une lectrice de Politis dans un courrier adressé à la rédaction. Elle y exprime son désarroi, « d’être assimilée, en tant qu’“antivax”, à une complotiste affiliée à l’extrême droite, identitaire, et j’en passe. »  La folle semaine législative prévue par le gouvernement pour adopter à marche forcée la généralisation du pass sanitaire s’accompagne d’un débat virulent, qui inonde l’espace médiatique et même la sphère intime. Et le miroir déformant des réseaux sociaux offre une prime aux postures outrancières ou binaires. « Le débat est tellement polarisé qu’il n’y aurait que deux solutions : valider la politique sanitaire ou se prononcer contre la vaccination, regrette Jérôme Martin, cofondateur de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament, opposé à l’obligation vaccinale, mais défenseur acharné de la vaccination. Les deux discours sont en apparence opposés, mais en réalité ils se nourrissent l’un l’autre. Et cette opposition permet au gouvernement de ne pas assumer ses erreurs. » Le militant craint surtout un effet contre-productif de la coercition, qui risque de braquer les indécis dans le camp du refus.

Un débat virulent inonde l’espace médiatique et même la sphère intime.

Dans ce contexte électrisé par la pression politique, difficile de tenir sereinement un débat moral exigeant. La question de l’obligation vaccinale nécessite pourtant de choisir entre deux libertés fondamentales, l’égalité d’accès aux lieux publics entre vacciné·es et non vacciné·es ou la liberté de s’affranchir des mesures sanitaires pour les détenteur·ices du précieux pass. Reconnaître la gravité de la maladie tout en refusant l’avalanche coercitive, c’est la position qu’ont voulu afficher des syndicats comme Force ouvrière et la CGT. Cette dernière se proclame « 100 % pour la vaccination… Contre son imposition ! » Difficile néanmoins d’imprimer une telle ligne dans la rue, lorsque les têtes de cortège sont squattées par l’extrême droite. Une note de renseignement territorial citée par BFM TV, qui souligne le caractère inédit d’une telle mobilisation en période estivale, alerte d’ailleurs sur un risque de durcissement : « Plus le conflit durera, plus le risque est grand que les plus déterminés, puis les plus radicaux, parviennent à en prendre le contrôle. » Le pluralisme que les syndicalistes et militant·es de terrain avaient su entretenir au sein du mouvement des gilets jaunes risque donc d’être difficile à tenir au sein du mouvement contre le pass sanitaire. « Macron a tenu un discours hybride, mêlant les problèmes sanitaires et sociaux, comme les réformes des retraites et de l’assurance chômage. Ce mélange et cette confusion se retrouvent, en miroir, chez les opposants au pass sanitaire, analyse le psychanalyste Roland Gori, qui se dit par ailleurs favorable à l’extension du pass sanitaire tout en critiquant la méthode. Ce moment fait ressurgir une colère sourde, diffuse, massive, qui n’arrive pas à trouver une forme politique traditionnelle. C’est du même ordre que l’apathie électorale : comme on est en colère et en même temps désespéré·e, on ne va plus voter, pas même pour les opposant·es. »

Faisabilité

Leader des manifestations pour la défense des personnels soignants depuis plus de deux ans, aux côtés du Collectif inter-hôpitaux (CIH) notamment, le Collectif inter-urgences (CIU) n’a pas appelé à manifester depuis les annonces gouvernementales parce que « ce n’est pas notre place en tant que collectif », précise Pierre Schwob Tellier, infirmier et vice-président du CIU. Bien qu’opposés à l’obligation vaccinale, et étant les premiers concerné·es, « nous ne sommes absolument pas contre la vaccination, continue le soignant. Mais chacun·e doit pouvoir décider. En agissant par la contrainte, nous risquons de perdre les personnes qui ne veulent pas se faire vacciner mais qui auraient pu changer d’avis. Sans compter que cela va diviser les équipes de professionnel·les qui doivent s’unir pour lutter contre le virus ». Par effet boule de neige, l’allocution d’Emmanuel Macron, le 12 juillet, a en effet précipité les prises de décision. Si des centaines de milliers de citoyen·nes se sont rué·es dans les centres de vaccination, d’autres sont poussé·es dans leurs retranchements. À Lille, Morgane (1), aide-soignante, « assume » ne pas être prête à se faire vacciner et envisage de déposer sa démission considérant « qu’il n’y a pas assez de recul ». D’autres devront tout de même se plier aux injonctions, ne pouvant pas se passer d’un salaire, en dépit des inquiétudes qui n’auront sans doute pas su être prises en compte. « Pour l’instant, on ne nous parle pas de vaccination obligatoire dans notre service, précise Hasna, infirmière. Quand ce sera le cas, j’aviserai, mais je ne pourrai peut-être pas quitter mon travail pour des raisons économiques… »

« L’information est beaucoup plus efficace contre la réticence vaccinale que l’obligation »

Les soignant·es s’interrogent également sur la faisabilité de telles mesures. D’abord, parce que l’obligation vaccinale – et la menace de licenciement qui plane sur les salarié·es réfractaires – vient se heurter aux manques chroniques de personnels (arrêts maladies, démissions, etc.) et aux difficultés de recrutement (lire Politis n° 1660). _« Dans les Ehpad, et ce sera pareil à l’AP-HP, on sait qu’on ne pourra pas se passer d’elles et eux, pointe Pierre Schwob Tellier. Même si cela concerne moins de 10 % des personnels, ils sont irremplaçables dans la conjoncture actuelle. Alors nous avons bien compris que le moyen de communication du gouvernement, c’est le coup de pression, mais ça peut être très dangereux pour la suite. Parce qu’à moins de fermer des services hospitaliers, voire peut-être même des Ehpad entiers, ce ne sera pas applicable. » Une réalité qui menace les hôpitaux dans plusieurs régions. Sans lien avec les taux de vaccination des personnels soignants ou non soignants, plusieurs structures ont déjà annoncé que l’été serait difficile : des services d’urgences pourraient être entièrement fermés faute de praticien·nes, comme cela est envisagé à Marmande, dans le Lot-et-Garonne. D’autres établissements misent sur une réorganisation des horaires et des fermetures partielles (2). Mais sur cela, le ministère de la Santé s’exprime peu.

Qui fera la police ?

Autre sujet de crispations et d’inquiétudes, la nécessité de présenter un pass sanitaire pour entrer dans un établissement de santé, hors « urgences ». Qu’en sera-t-il à l’hôpital par exemple ? Les patient·es des différents services seront-ils concerné·es dans le cadre d’une consultation ou d’un examen médical ? Ou seulement les visiteur·ses ? À l’heure où nous bouclons ces lignes, la mesure évoquée dans le flot de l’allocution présidentielle est encore floue. Mais pour les personnels soignants, elle n’est tout simplement pas applicable. « Éthiquement, c’est très discutable, et en plus je ne vois pas comment on pourrait mettre ça en place, reprend Pierre Schwob Tellier. Je ne connais pas un·e professionnel·le de santé qui fera la police pour ce genre de chose. » Et si certains services, notamment en gériatrie, ont déjà mis des contrôles en place, « c’est juste impossible pour l’ensemble de l’hôpital, enchaîne l’infirmier. On ne va quand même pas refuser l’entrée à une personne dont le ou la proche est en train de mourir. C’est stupide. Et de la même manière, il n’est pas question pour nous de refuser les soins à un·e patient·e qui se présente sans pass sanitaire… »

La fronde révèle ainsi l’ampleur du discrédit qui pèse sur la parole publique. Les incohérences d’Emmanuel Macron – qui promettait il y a quelques semaines que le vaccin ne serait pas obligatoire – sont omniprésentes dans l’expression de cette colère et les opposants au pass sanitaire expriment un rejet des discours culpabilisants ou des injonctions à la « responsabilité ». « Des études en santé publique sur la réticence vaccinale existent et sont disponibles, elles montrent que l’information et le volontarisme, en partant du terrain, pour aller vers les gens, sont beaucoup plus efficaces contre les réticences que l’obligation », souligne Jérôme Martin. Il pointe notamment les retards de vaccination dans les villes et départements pauvres, comme en Seine-Saint-Denis, qui s’expliquent surtout par un phénomène d’inégalité face à la santé qui exclut les plus précaires.

Le mouvement de colère doit désormais se trouver un but. « S’il y a un combat à mener, esquisse Roland Gori, c’est celui de la réappropriation par la démocratie des mesures sanitaires, qui sont légitimes mais ont été confisquées par la technocratie et le libéralisme autoritaire de Macron. Il faut un contrôle démocratique de la gestion des données, une mission parlementaire pour surveiller la mise en œuvre des mesures sanitaires et un soutien citoyen, au premier rang desquels les professionnel·les. C’est la seule manière d’éviter des affrontements sociaux plus durs. »

(1) Les prénoms ont été changés.

(2) C’est notamment le cas au sein de la polyclinique d’Hénin-Beaumont, dans le Pas-de-Calais, fermée depuis début juillet de 20 h à 8 h, jusqu’à la fin août.