Silvia Federici : « Le corps a toujours été un terrain privilégié de domination »

Silvia Federici montre comment le racisme et le sexisme ont de tout temps invisibilisé et exploité le travail matériel des femmes et des groupes minorés ou racisés.

Olivier Doubre  • 21 juillet 2021 abonné·es
Silvia Federici : « Le corps a toujours été un terrain privilégié de domination »
Un die-in organisé par Extinction Rebellion, le 21 juin 2020 à Berlin.
© Odd ANDERSEN/AFP

Militante féministe radicale, l’Italienne Silvia Federici, née à Parme en 1942, vit et enseigne outre-Atlantique depuis les années 1970. Au fil de ses ouvrages, dont seulement un petit nombre a été traduit en français (1), elle analyse les processus de construction des identités de genre et d’exploitation des femmes. Comme pour les groupes racisés ou minorés, leur exploitation – souvent à vil prix sinon par un travail non payé – est essentielle au système et à l’accumulation du capital. La soumission des corps tient une place centrale dans ce processus, et le mépris ou l’invisibilisation se révèlent des éléments structurants du système. Ils sont réduits – et strictement encadrés comme tels – à de simples « instruments » de la reproduction de la force de travail, ou de la reproduction tout court.

Lors d’une précédente venue à Paris, vous nous aviez accordé un entretien (2) où vous souligniez que « le capitalisme est structurellement sexiste et raciste ». Comme nous questionnons surtout ici la question du ou des corps, diriez-vous que l’exploitation, le mépris et l’invisibilisation de certains corps constituent un élément structurant du système capitaliste ?

Silvia Federici : Absolument. Je crois que, depuis cinq cents ans de domination capitaliste, on a pu constater combien ce système exploite le travail humain de façon très diverse selon les populations qu’il soumet, que ce soient les femmes, les enfants, les Noirs ou d’autres groupes issues des pays colonisés, aujourd’hui migrants ou non. En réalité, l’exploitation (parfois jusqu’à l’esclavage) ne s’est jamais interrompue, prenant des formes multiples et assujettissant des populations différentes.

Avec le sexisme et le racisme, diverses formes de travail non payé (ou très peu) se sont -développées de façon structurelle, variant dans le temps et selon les personnes exploitées. Notamment en occultant la soumission du corps des femmes, chargées d’assurer la reproduction de la force de travail des hommes (par les tâches domestiques), mais aussi la production – biologique – des futurs travailleurs, bientôt exploités à leur tour.

Le capitalisme et le patriarcat constituent deux éléments inséparables du mode de domination des corps.

Malgré cela, le capitalisme a toujours réussi à se présenter comme un système démocratique, progressiste ou libéral au sens premier du mot. En particulier en présentant l’exploitation comme un échange égal et contractuel d’un travail contre une rétribution. Or, en réalité, le capitalisme a toujours été fondé sur de multiples formes d’esclavage ! Il lui a donc fallu justifier ces formes de domination et de mise en servitude au moyen d’une organisation du travail raciste et sexiste, soumettant d’abord les corps des personnes exploitées, ceux des femmes, des peuples colonisés, etc.

Il ne faut pas oublier, en effet, que la majeure partie du monde, soumise aux dominations coloniales, n’a jamais travaillé dans un cadre d’échanges contractuels égalitaires. Ce type d’échanges, fondés sur un contrat de travail, n’a jamais été réservé qu’à une toute petite partie du prolétariat mondial. C’est bien pour cela que le racisme et le sexisme sont fondamentalement nécessaires ! Par exemple, aux États-Unis, si l’esclavage a été formellement aboli, le système de domination esclavagiste n’a jamais disparu ni vraiment été supprimé. C’est pour cela que je dis que le racisme demeure structurel, et structurant, pour la domination capitaliste mondiale. Tout comme le sexisme.

C’est pour cette raison que le capitalisme tente toujours d’invisibiliser ces corps, ou du moins leur exploitation…

Certainement. Le capitalisme prétend toujours organiser le travail « en général ». Mais le travail n’existe jamais « en général » ! Le mouvement féministe l’a démontré, tout comme le mouvement anticolonial. Frantz Fanon l’a notamment fait dans son ouvrage majeur de 1952, Peau noire, masques blancs. Au-delà du mouvement anticolonial, le féminisme n’a cessé de mettre en avant la politique du corps, depuis que l’on s’est rendu compte que l’exploitation ne se limitait pas à l’usine ou au bureau, mais que la procréation, la sexualité et toutes ces « activités » jusqu’alors considérées comme « biologiques » étaient, elles aussi, un terrain d’exploitation ou d’extraction de la richesse ! Celui d’un travail vivant mis au service de la classe capitaliste.

La majeure partie du monde, soumise aux dominations coloniales, n’a jamais travaillé dans un cadre d’échanges égalitaires.

C’est ainsi que la question du corps est devenue fondamentale, centrale, tout particulièrement pour les femmes, puisqu’elles ont de tout temps souffert de l’invasion et de l’exploitation de leurs corps. Et de manière bien plus terrible que les hommes ! Je ne prendrai ici pour exemple que les nombreuses limitations imposées aux femmes en matière de sexualité : une femme pouvait – et peut encore – être tuée si elle était sexuellement active hors du mariage. C’est pareil avec la criminalisation de la prostitution, l’interdiction du droit à l’avortement ou la stérilisation forcée de celles qui étaient considérées comme « subversives »…

Vous dénoncez l’invisibilisation de certains corps au travail, notamment celui des femmes dans la sphère domestique. Diriez-vous qu’il en va de même pour les migrants, sans papiers ou clandestins, exploités et invisibles dans les arrière-cuisines de restaurants, sur les chantiers du bâtiment ou ailleurs ?

Ces formes spécifiques et particulièrement brutales d’exploitation ont toujours été occultées, invisibilisées, par une idéologie raciste qui tend à punir la victime. Et qui ne frappe pas seulement les femmes ou les Noirs, mais toutes les diversités de genre, de sexualité ou de race, visant les migrants, les clandestins… Ce qui se passe aujourd’hui en Europe et aux États-Unis avec la question de l’immigration est un scandale : les personnes qui quittent leur pays le font par nécessité, car leurs pays d’origine subissent généralement une très grande pauvreté, ayant été littéralement dépouillés et assujettis par les intérêts financiers des grandes puissances. Ces personnes émigrent alors et sont punies pour cela par les autorités des pays – souvent leurs anciens colonisateurs – où elles sont parvenus à se rendre ! C’est pourquoi je parle de scandale, et j’espère que les mouvements sociaux des migrants et de leurs soutiens vont gagner en importance.

Vous montrez en particulier l’importance de l’écoféminisme, en soulignant le parallèle bien visible entre l’exploitation par le système capitaliste de la nature et du corps des femmes (comme dans le travail domestique) ou des réfugiés, puisque leur emploi n’est pas ou peu rémunéré…

Je trace en effet, comme d’autres, ce lien, parce que le capitalisme a pu accumuler beaucoup de richesses en commençant par s’approprier toute la richesse naturelle. Tout comme il le fait avec le travail des femmes. Le parallèle est donc évident. On nous dit souvent que, au contraire, le développement du capitalisme ne serait dû qu’à l’innovation, à l’intelligence, à la technologie. Mais, en réalité, son succès n’a eu lieu qu’au prix du saccage de la nature, ce qui est tout à fait incontestable aujourd’hui. Nous voyons les océans envahis de plastique, nous assistons à un changement climatique qui se révèle très difficilement réversible…

Si l’on ne parvient pas à changer toutes les formes de domination, nous ne parviendrons pas à conquérir des changements substantiels des formes d’exploitation des corps.

Un écoféminisme populaire met en lumière ces liens très forts. Et on voit que ce sont souvent les femmes des classes populaires de nombreux pays – souvent parmi les plus défavorisés – qui sont à l’avant-garde des luttes, par exemple contre la déforestation ou l’exploitation minière, à l’heure où l’on constate d’ores et déjà la destruction de tant de richesses naturelles, de l’Amazonie à l’Arctique…

Vous soulignez en outre dans plusieurs de vos livres combien les corps des colonisés ont été régulièrement « féminisés ». Ce qui montre que la question corporelle est toujours centrale dans l’organisation du système de domination…

C’est indéniable. Le capitalisme et le patriarcat constituent deux éléments essentiels et surtout inséparables, structurellement, de ce mode de domination. Toutes les populations assujetties dans ce système sont systématiquement renvoyées à des caractéristiques d’une féminisation, voire d’une infantilisation. L’exemple le plus criant en ce sens est le cas des esclaves noirs, victimes du commerce dit « triangulaire » durant plusieurs siècles, sans cesse rabaissés à des corps sans raison. Comme des « grands enfants », ou des « petits nègres »…

L’une des définitions des femmes, jusqu’aux années 1950 en Europe et aux États-Unis, fut justement celle-ci : ne devant accomplir qu’un travail domestique, elles n’avaient pas besoin d’intelligence… C’est la même chose avec tous ces corps censés être sans raison, incapables de se contrôler ni de contrôler leurs instincts. Ce qui justifie aussi le fait qu’ils ont bien besoin d’un patron !

C’est ainsi que l’homme est le patron dans la famille, et même une sorte d’État dans la famille…

Cela se justifie en général par la relation salariale, puisque le salaire de l’homme est souvent le seul revenu de la famille, où l’interrelation capitaliste lui donne, seul, le pouvoir de commander l’ensemble du foyer. C’est une forme de domination indirecte : le travailleur salarié, lui-même dominé, gagne néanmoins le pouvoir d’exercer – à son tour – une forme de domination sur sa femme et ses enfants. Il y a là une succession de dominations : le petit patriarche exerce la sienne sur sa famille, quand l’État ou le patron exercent la leur sur lui !

L’homme a le pouvoir de punir ses enfants, qui seront bientôt les futurs travailleurs. Et la femme, quant à elle, pourra « produire » ces futurs producteurs. Ainsi, le capitalisme n’a pas besoin d’entrer directement dans la famille puisque les hommes sont là, presque à sa place. Il y avait d’ailleurs une chanson féministe dans les années 1970 qui disait : « L’État est dans notre lit, et nous devons coucher avec l’État ! »

On sait que l’usage des corps peut être un instrument, un outil de lutte. À l’instar de mobilisations comme les Gay Pride ou d’actions comme des sit-in, des die-in, etc. Comment le corps peut-il devenir, également, une arme ?

Je pense qu’on peut l’expliquer par le fait que le corps a été un terrain privilégié de la domination. Avec les combats autour de la prostitution, de l’homosexualité, et bien d’autres, le corps est devenu progressivement un terrain de batailles. C’est pourquoi je crois que la redéfinition de la signification de notre sexualité est un sujet absolument fondamental. Je dis souvent que nous ne savons pas vraiment ce qu’est notre sexualité. Surtout les femmes. Les femmes ont longtemps vécu – ou subi – une sexualité « mercenaire », c’est-à-dire devant être échangée, non sans une forme de soumission. De tout temps, les femmes ont dû échanger, ou vendre, leurs corps sous de multiples formes. Pas seulement dans la prostitution, mais aussi dans le mariage, durant le travail salarié…

Aussi, qu’est-ce que notre sexualité ? Que signifie être une femme ? Que signifie être différente ? Je crois qu’on ne peut pas mener ces luttes pour modifier l’organisation du travail et la répartition des richesses sans redéfinir notre activité corporelle en leur sein. Car tous ces combats sont connexes, interconnectés, inséparables les uns des autres ! Et si l’on ne parvient pas à changer toutes les formes de domination, de colonisation, de racisme, nous ne parviendrons pas à conquérir des changements substantiels des formes d’exploitation des corps, de sorte à construire un monde nouveau.

Si l’on se tourne maintenant vers les hommes, ne reçoivent-ils pas eux aussi de fortes injonctions à la masculinité, en particulier corporelles ?

Très certainement ! Il faut aussi « être un homme », pour les hommes. Car la division sexuelle du travail est une exigence essentielle pour l’accumulation de la richesse. Et elle l’a toujours été. Les femmes, nous l’avons dit, sont la source primaire de la production de la force de travail, dans le sens où elles doivent être « productrices » des (futurs) producteurs. C’est pourquoi je pense que la discrimination ou la hiérarchie sexuelles, la domination des femmes par les hommes ont sans doute commencé à partir du moment où a débuté l’exploitation du travail humain. L’exploitation de « l’homme » par « l’homme ».

C’est pour cette raison aussi que la division sexuelle du travail n’est en aucun cas enracinée dans la différenciation biologique entre les corps des femmes et des hommes. Avant même le mouvement féministe [des années 1970, NDLR], l’existentialisme (avec Jean-Paul Sartre en premier lieu) a montré que notre corporalité ne peut pas, seule, décider de notre action : il faut une décision, toujours due à un environnement culturel, sociologique. Et c’est la même chose pour le mouvement féministe : nous ne pouvons pas interpréter le monde par son seul déterminant biologique, sexué, sans prendre en compte la construction sociale et la différence sexuelle dans l’organisation sociale du travail humain.

Aussi, je ne crois pas qu’il y ait, malgré les apparences, une injonction faite aux hommes de s’inscrire dans la domination patriarcale. Car il existe des femmes qui sont « masculines » ou « patriarcales » ! Certaines s’inscrivent complètement dans l’oppression capitaliste (il suffit de penser à Margaret Thatcher) sans manifester aucune solidarité pour les autres femmes. De même, nous voyons trop peu d’hommes s’affirmant féministes, et qui ressentent le patriarcat comme une oppression pour eux-mêmes, ce qui devrait être le cas. J’ai souvent écrit que le patriarcat est également un facteur d’oppression pour les hommes eux-mêmes. Et j’ai toujours été surprise de voir des hommes lutter contre le mouvement féministe, comme s’il les mettait en danger dans leurs droits. Alors que c’est tout le contraire !

(1) Dont Le Capitalisme patriarcal et Une guerre mondiale contre les femmes. Des chasses aux sorcières au féminicide, traduits de l’anglais par Étienne Dobenesque, La Fabrique (2019 et 2021), et Par-delà les frontières du corps, traduit de l’anglais par Léa Nicolas-Teboul, Divergences, 2020.

(2) Lire Politis, n° 1555, du 29 mai 2019.

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