« L’élitisme républicain procède d’un aveuglement »

Dans une enquête sociohistorique, le sociologue Paul Pasquali déconstruit le mythe de l’égalité des chances et esquisse des pistes de réforme.

Michel Soudais  • 25 août 2021
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« L’élitisme républicain procède d’un aveuglement »
Pour tenir leur rang, les grandes écoles comme Sciences Po ont attiré un public de plus en plus doté scolairement, et donc plus souvent privilégié socialement.
© Daniel THIERRY / Photononstop via AFP

L’abolition des privilèges, un 4 août 1789, n’a pas mis fin aux prérogatives de la naissance. C’est l’implacable constat de l’enquête sociohistorique sur l’introuvable démocratisation des grandes écoles que publie ces jours-ci Paul Pasquali. Le sociologue montre dans Héritocratie comment la distance entre ces filières d’élite et les universités n’a cessé de se -creuser en cent cinquante ans. Des lendemains de la Commune jusqu’à Parcoursup, il retrace l’histoire des controverses et des choix politiques qui, en dépit de multiples réformes et tentatives d’ouverture, ont permis à ces écoles de conserver un haut niveau de reproduction sociale. Dans cette succession de luttes, les élites en place, résolues à défendre leurs frontières et leurs intérêts, sont toujours parvenues à consacrer leur héritage comme un privilège mérité.

La République, dont tous les politiques se réclament, consacre le mérite. Pourtant, celui-ci a trop souvent partie liée aux lois de la naissance et du sang. N’y aurait-il pas là un grand mensonge ?

Paul Pasquali : Il y a un décalage très fort entre la réalité et l’idéal. Et plus encore entre les annonces faites, année après année, et les évolutions toujours très timides. Plutôt qu’un mensonge, je dirais que l’attachement à l’élitisme républicain procède d’un aveuglement aux déterminismes sociaux et à l’ampleur de l’inégalité des chances. Même parmi ceux qui sont prêts à reconnaître la précocité de celle-ci, liée aux disparités économiques ou culturelles, le volontarisme méritocratique permet toujours aux élites de dire que les choses vont s’arranger, en donnant plus de bourses, en ouvrant plus de prépas. Mais ce volontarisme ne fait que reconduire l’essentiel des écarts entre les groupes sociaux.

Soixante ans après la première étude de -l’Institut national d’études démographiques (Ined) sur la réussite sociale en France, sur laquelle vous revenez longuement, beaucoup plus de jeunes accèdent aux études -supérieures. Mais on a toujours la même proportion d’héritiers dans les filières menant à des postes d’encadrement et de direction importants. Sommes-nous à un point mort ?

Il n’y a pas d’immobilité générale de la société, contrairement à ce que certains discours sous-entendent. Mais les changements au niveau de l’enseignement supérieur s’accompagnent d’une force d’inertie. C’est la dialectique entre cette inertie des inégalités fondamentales et toute une série de transformations qui est intéressante à analyser. Au tournant des années 1950-1960, l’Ined notait déjà des changements impulsés par la Résistance et le CNR ainsi que des pesanteurs sociologiques toujours à l’œuvre : au bout de quinze ans, le recrutement de l’ENA était toujours aussi peu démocratique, quand bien même une inflexion apparaissait chez les hauts fonctionnaires par rapport aux trente années précédentes.

« Le volontarisme méritocratique ne fait que reconduire l’essentiel des inégalités. »

Dans les années 1970, certaines écoles se sont un peu plus ouvertes aux milieux populaires, mais de manière résiduelle. Par ailleurs, il ne faut pas regarder seulement le recrutement social des établissements les plus connus. La reconduction du partage entre les grandes écoles et les universités au détriment de ces dernières a accru la ségrégation sociale qui permet aux classes supérieures de se reproduire en laissant les universités absorber l’essentiel des nouveaux bacheliers, majoritairement originaires des classes moyennes et populaires.

Selon une étude de l’OCDE de 2018, les inégalités se sont accrues ces trente dernières années, malgré de nombreuses tentatives de démocratiser, d’ouvrir, d’augmenter les bourses et les parcours différenciés… C’est quand même un échec flagrant, non ?

Sur les cent cinquante ans que j’étudie, il y a des changements et de la stabilité. Par contre, sur les trente dernières années, il y a bien une aggravation des inégalités à la fois économiques et culturelles. Celle-ci se répercute directement sur l’accès aux filières d’élite : elles enregistrent en partie des inégalités qui leur préexistent ; en cela elles ne sont pas responsables de l’intégralité de leur élitisme. Mais on constate aussi – c’est pourquoi je parle d’« héritocratie » – une forme de mobilisation des filières d’élite à partir des années 1980-1990 pour resserrer au maximum les vannes de leur recrutement et ne pas se laisser submerger par l’explosion démographique qui va dessiner le nouveau -paysage de l’enseignement supérieur, avec notamment des universités massifiées mais aussi des BTS et des IUT qui accueillent bon nombre des bacheliers populaires. Les filières d’élite, à ce moment-là, ont une politique malthusienne : augmentation croissante des droits d’inscription dans les écoles de commerce et certaines écoles d’ingénieurs, élévation de leurs exigences scolaires, stabilité du nombre de places accessibles sur concours à Polytechnique, à Normale sup et dans d’autres établissements prestigieux.

Les grandes écoles, pour tenir leur rang, ont attiré un public de plus en plus doté scolairement, et donc plus souvent privilégié socialement. Sciences Po Paris et les IEP de province ont durci leurs conditions d’entrée ; on commence à parler de grandes écoles à propos des IEP, alors qu’auparavant il s’agissait simplement de cursus complémentaires à ceux des facultés de droit ou de lettres dont ils dépendaient. L’expansion des inégalités vient aussi de la création de nouvelles écoles peu exigeantes qui servent de refuge à des enfants de la bourgeoisie qui autrefois allaient à l’université : typiquement les écoles privées de communication, de marketing, d’art, de journalisme qui ne sont pas très sélectives scolairement mais demandent de l’entregent et de l’argent.

Avant-guerre, l’historien Marc Bloch, vous le rappelez, qualifiait déjà Sciences Po d’« asile préféré des notables »

À partir des années 1960, il y a une scolarisation massive d’une fraction des classes supérieures qui auparavant n’était pas scolarisée parce que l’héritage simple du père au fils pour reprendre les entreprises n’exigeait pas nécessairement de diplôme. Beaucoup d’enfants de classes supérieures se sont tournés vers des écoles refuges. Au départ, celles-ci – typiquement Sciences Po et HEC – n’étaient pas forcément très prestigieuses par rapport à des écoles comme Polytechnique ou l’École normale supérieure, beaucoup plus exigeantes scolairement. À partir du moment où ces écoles ont relevé leurs exigences, de nouvelles sont apparues et ont essayé de ressembler aux grandes écoles. Maintenant, certaines universités essayent d’imiter les grandes écoles et échappent au droit commun. Dauphine, la plus connue d’entre elles, jouit du statut de « grand établissement » depuis les années 2000 et préfigure ce que vont devenir beaucoup d’universités à qui on laisse désormais la possibilité de devenir pour certaines payantes, pour d’autres ultra-sélectives, parce qu’on ne croit plus à la mission universelle de démocratisation des universités publiques.

Parcoursup est-il le moyen de permettre aux universités de ressembler aux grandes écoles ?

C’est un système d’affectation et de tri informatisé officiellement instauré pour mettre fin aux files d’attente et aux tirages au sort, sauf qu’on oublie de dire que ceux-ci provenaient d’un manque d’investissement dans les universités qui faisait qu’il n’y avait pas assez de places. Initialement, ce genre d’algorithme servait aux écoles d’ingénieurs et aux classes préparatoires pour optimiser les affectations de candidats ayant réussi un concours ou de bacheliers admis en prépa. Le problème, c’est qu’un tel système valide et étend à l’ensemble du supérieur le fonctionnement malthusien des filières d’élite, en disant que seuls les meilleurs seront pris, les autres étant invités à aller ailleurs. Chaque université doit non seulement faire son tri par le biais d’algorithmes locaux totalement opaques, prenant en compte les lycées d’origine, ce qui crée une nouvelle inégalité, mais aussi imposer le cas échéant aux bacheliers les moins armés un dispositif de remise à niveau, ce qui a un effet dissuasif. Cela se fait au détriment des enfants des milieux populaires et des universités les moins dotées.

Pourquoi avoir forgé ce mot d’« héritocratie » ? Pour dire combien le mérite a partie liée avec l’héritage ?

C’est en partie un clin d’œil au livre de Bourdieu et Passeron, Les Héritiers, paru en 1964. Je me suis demandé ce que sont devenus les héritiers et ce qu’est la notion d’héritage en 2021, car à la faveur de toutes les actions menées depuis vingt ans au nom de l’ouverture sociale le terme de méritocratie est redevenu central, alors qu’après Mai 68 il était un peu passé de mode. En le voyant revenir en force, j’ai compris que quelque chose se jouait dans la magie de cette croyance qui agit comme un talisman.

« On ne croit plus à la mission universelle de démocratisation des universités publiques. »

L’objectif de ce livre, qui vient compléter mon premier ouvrage, Passer les frontières sociales (1), est de prendre à revers la croyance dominante dans le mérite et plus encore la prétention des grandes écoles d’incarner seules cette méritocratie. Pour cela, il fallait un nouveau mot, et ce néologisme a cette tâche de renverser la perspective, en montrant les élites et leurs antichambres scolaires telles qu’elles sont et agissent, et non telles qu’elles pensent agir. Ce concept peut servir d’électrochoc pour repenser une réalité assez méconnue : la récurrence des mobilisations des élites pour défendre leurs intérêts à travers les grandes écoles et échapper à des projets de réforme qui pourraient menacer ces intérêts.

Les crises, écrivez-vous, sont propices aux critiques et aux révisions. Est-ce le cas aujourd’hui ?

Oui et non. Il y a bien une révision du modèle de sélection quand Emmanuel Macron annonce, non la suppression, mais le remplacement de l’ENA par un Institut national du service public. Après le mouvement des gilets jaunes, les grandes écoles ont aussi été sommées par le gouvernement de se réformer. Cela fait deux ans qu’elles y réfléchissent et certaines viennent d’annoncer l’introduction de points de bonus pour les étudiants boursiers et le renforcement des dispositifs de tutorat ; d’autres, des systèmes de double admissibilité. Évidemment, ces retouches ne sont guère à la hauteur de l’enjeu : on est très loin des aspirations des gilets jaunes à plus de démocratie et à moins d’élitisme.

De fait, les débats sur l’ouverture sociale restent toujours le monopole des filières d’élite. C’est à elles que la ministre Frédérique Vidal a demandé de faire des propositions. Certaines viennent d’être écartées par Polytechnique ou Sup de Co Paris. Il n’est pas prévu d’audit général sur le recrutement social et le niveau réel des grandes écoles, ni d’obligation de publier des statistiques annuelles détaillant leur composition sociale, ni un redéploiement budgétaire massif en faveur des universités. La « révolution » annoncée risque d’aboutir au mieux à de petites réformes marginales, faute de volonté politique.

Quelles pourraient être les alternatives au système installé par les élites pour persévérer dans leur être ?

Les partis de gauche et les syndicats de salariés sont à la traîne sur ces questions. Je propose de commencer par instaurer un véritable débat démocratique avec d’autres acteurs que les seules filières d’élite : des universitaires, des syndicats étudiants, des syndicats de salariés, des représentants de boursiers… Ils débattraient, pendant une année ou plus, sur la base d’éléments objectifs, du sort des concours des grandes écoles et du dualisme de l’enseignement supérieur entre universités et grandes écoles. Ce débat contradictoire, pluraliste et transparent pourrait aboutir à une loi ou à un référendum.

Pour aller plus loin, il faudrait aussi remettre sur le devant de la scène des questions systématiquement évitées ou écartées : augmenter les impôts des riches pour financer l’université publique, créer massivement des postes dans le secondaire, dédoubler toutes les classes ayant une majorité d’enfants des milieux populaires du CP à la terminale, et repenser en profondeur le moment crucial de l’après-bac. Non pas être encore plus malthusien, comme le fait Parcoursup, mais redonner aux universitaires la possibilité d’enseigner et de transmettre sans privilégier à tout prix les « meilleurs ». Pour cela il faut sortir de l’austérité budgétaire et des effets d’annonce.

Paul Pasquali Chercheur au CNRS. Vient de publier Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020), La Découverte, 320 pages, 21 euros.

(1) Fayard, 2014, réédition La Découverte-Poche, 2021.

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