Kaïs Saïed, un État fort au nom du peuple ?

Depuis le 25 juillet, le président tunisien possède les pleins pouvoirs et marginalise les oppositions. Une reprise en main au départ plébiscitée par la population, mais qui pourrait rapidement dégénérer en régime autoritaire.

Thierry Brésillon  • 8 septembre 2021 abonné·es
Kaïs Saïed, un État fort au nom du peuple ?
Manifestation nde soutien à Kaïs Saïed à l’occasion du 65e anniversaire de l’indépendance de la Tunisie, nle 20 mars 2021.
© CHEDLY BEN IBRAHIM

M a route est tracée par la volonté du peuple. » « J’avais le devoir d’agir pour sauver l’État. » Kaïs Saïed ne cesse de répéter ces mantras depuis que, le 25 juillet, il a activé l’article 80 de la Constitution (un quasi-copié-collé de l’article 16 de la Constitution française), qui lui permet de prendre toutes les mesures nécessaires pour faire face à un péril imminent. Dans le même geste, il a pris la direction de l’exécutif, limogé le chef du gouvernement, gelé le Parlement et levé l’immunité des députés. Des mesures saluées alors par des scènes de liesse populaire dans tout le pays, soutenues par 80 % des Tunisiens et reconduites le 24 août jusqu’à nouvel ordre.

Grand perdant de l’opération puisqu’il était majoritaire à l’Assemblée, le parti islamiste Ennahdha proteste sans relâche contre ce qu’il qualifie de « coup d’État ». Il est rejoint sur ce point par une partie de l’extrême gauche et un certain nombre de juristes qui relèvent en particulier que le Parlement devrait être en session permanente et qu’en l’absence de Cour constitutionnelle (qui aurait dû être formée au plus tard en janvier 2016) aucune autorité ne peut déterminer si les conditions justifient la poursuite des mesures d’exception. Or Kaïs Saïed, jusqu’à maintenant, n’a toujours pas expliqué ses intentions, ni à quelles conditions il considérera que le « péril imminent » est écarté. Mais il est déjà presque certain qu’il n’y aura pas de retour au statu quo ante.

La concentration du pouvoir, le soutien de l’armée – la seule institution en laquelle Kaïs Saïed ait confiance –, le flou sur l’avenir et l’absence de garde-fous créent de fait une situation dangereuse pour la démocratie.

Une démocratie pervertie

À vrai dire, la démocratie tunisienne était déjà mal en point le 24 juillet. Le coup de force de Kaïs Saïed est le produit d’un échec. Depuis le retour de la démocratie il y a dix ans, la situation sociale n’a cessé de se dégrader. Les augmentations de salaires et les embauches (pour des emplois souvent fictifs) dans la fonction publique ne suffisent plus à absorber la colère, et l’État n’a plus les moyens de tenir ses engagements. La dette publique internationale (passée de 42 % en 2010 aux alentours de 90 % d’un PIB diminué par la crise sanitaire) a mené l’État au bord du défaut de paiement. Les dernières échéances financières et budgétaires n’ont été assurées qu’au prix d’acrobaties à court terme, et la Tunisie doit trouver 4 milliards de dollars pour boucler l’année alors qu’elle n’a plus accès aux marchés financiers.

L’absencede garde-fous crée de fait une situation dangereuse pour la démocratie.

Les mouvements sociaux, un vecteur de changement

Pour Alaa Talbi, directeur du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, le tournant du 25 juillet ouvre un moment de bilan sur ce qui n’a pas marché. Verbatim :

« L’inquiétude sur les libertés est légitime. Mais il faut éviter de commettre la même erreur qu’en 2011 : la question sociale avait été écartée au profit d’une réponse institutionnelle, censée répondre aux aspirations sociales. Derrière l’idée d’“exception tunisienne”, on sous-entendait qu’il était possible d’appliquer à la Tunisie une formule démocratique politique standardisée où pluralisme partisan, élections et Parlement suffisent à exprimer la souveraineté et à produire un pouvoir légitime. En réalité, nous avons obtenu une démocratie de façade.

À présent, nous avons l’occasion de concevoir une démocratie qui réponde à nos besoins, dont l’élément principal serait la participation des populations concernées et des mouvements sociaux. La Tunisie est riche de mobilisations en ce moment : les mouvements de producteurs, de femmes, de jeunes chômeurs, d’agriculteurs, d’animateurs culturels… Ce sont eux les vecteurs de changement, ils doivent être impliqués dans la décision politique. »

Le consensus entre anciennes élites destouriennes et nouvelles élites islamistes, qui avait pacifié la scène politique en 2013, permis l’adoption de la Constitution en 2014 et stabilisé l’État malgré les attaques terroristes de 2015, a été incapable, en dépit d’une majorité parlementaire confortable, de produire la moindre réforme significative. Il n’a jamais été au service d’un projet de transformation économique et sociale. Sa vocation s’est limitée à protéger les intérêts des uns et des autres : nominations au sein de l’État, dossiers judiciaires étouffés, reproduction et diversification des réseaux affairistes…

Sanctionné en 2019 par l’abstention, le vote pour des outsiders aux législatives et, surtout, par l’élection de Kaïs Saïed à la présidence, le consensus a été reproduit dans une version dégradée par une entente entre Ennahdha et Qalb Tounes, le parti du magnat de la communication Nabil Karoui. Celui-ci avait pourtant été qualifié pendant la campagne de « candidat de la corruption » par Rached Ghannouchi, le leader islamiste.

Dans une déclaration du 27 juillet, l’Association des magistrats tunisiens a dénoncé « les lois inconstitutionnelles […] au service des intérêts étroits des partis au gouvernement et de ses alliés aux dépens de la construction d’un État de droit » et la « sanctuarisation de la corruption au sein des institutions de l’État en violation des exigences démocratiques ». Le rapport de la Cour des comptes de novembre 2020 sur le financement de la campagne électorale avait relevé des infractions d’une gravité telle qu’elles auraient dû entraîner l’annulation de la plupart des listes d’Ennahdha et de Qalb Tounes, voire des poursuites pénales. Il est resté sans suite (le parquet s’en est saisi début août). Les partis peu représentatifs, les votes payés par les lobbys, les élus payés pour changer de groupe parlementaire, l’hémicycle vide ou devenu le théâtre de scènes grand-guignolesques et même de pugilats avaient fait du Parlement le symbole de la corruption et de l’irresponsabilité de la classe politique.

Par ailleurs, l’imprévoyance du gouvernement dans la gestion de la crise sanitaire avait mené en juillet le pays à la catastrophe, et les scènes terribles dans les hôpitaux ont scellé la perte de confiance dans les institutions. Si personne ne défend plus l’idée d’un retour au fonctionnement « normal » de ces institutions, reste à savoir ce que Kaïs Saïed compte faire du pouvoir qu’il détient.

Opération anti-corruption

Pour le moment, la désintrication du monde de l’argent et des institutions ainsi que la lutte contre les spéculateurs monopolisent l’agenda présidentiel. Si l’objectif anti-corruption fait l’unanimité, la méthode en revanche inquiète. Une quinzaine de personnalités ont été assignées à résidence par décision administrative, sans même connaître les charges qui pèsent contre elles. De la même manière, tous les députés, plusieurs milliers d’hommes d’affaires, d’anciens et d’actuels responsables administratifs ou politiques ont temporairement l’interdiction de quitter le territoire sans que la décision leur ait été notifiée. Cinquante mille personnes seraient concernées, sans compter toutes celles qui font l’objet d’une « vérification approfondie » à leur départ de l’aéroport. Des députés et un avocat impliqués dans un incident avec les forces de l’ordre à l’aéroport en mars dernier sont poursuivis devant le tribunal militaire, selon une loi contraire à la Constitution, qui stipule, elle, qu’un civil ne peut être poursuivi devant une juridiction militaire. Loi que les majorités précédentes n’avaient pas cru bon d’abroger.

L’imprévoyance du gouvernement dans la gestion de la crise sanitaire avait mené en juillet le pays à la catastrophe.

Même si Kaïs Saïed assure que les libertés publiques seront préservées et que les dossiers de corruption seront dûment traités par la justice, les associations de défense des droits humains s’alarment d’une possible dérive autoritaire. Méfiant à l’égard des corps intermédiaires, y compris la puissante centrale syndicale UGTT, pourtant disposée à travailler à ses côtés, conseillé par un cercle très fermé, le Président dirige seul et enchaîne les monologues. S’il invoque régulièrement le peuple comme source de sa légitimité, il se fait jusqu’à présent l’unique interprète de sa volonté.

Durant les années précédant son élection, Kaïs Saïed avait sillonné le pays pour populariser un projet d’« inversion de la pyramide du pouvoir ». Son idée était de substituer les territoires aux partis dans le choix des candidats, par un système d’élection remontant de la base au sommet pour désigner des représentants révocables. Va-t-il soumettre ce projet à un référendum ? Réviser la Constitution pour représidentialiser le régime ?

La combinaison d’une représentation directe, d’une conception unificatrice du peuple, d’un leader plébiscité à la tête d’un État fort représenté par son appareil de sécurité et son armée peut rapidement susciter les dérives des démocraties populaires, comme elle peut être la condition d’une restauration de la confiance dans les institutions si l’État répond aux exigences de justice et aux besoins sociaux. Or rien n’est moins sûr. Kaïs Saïed n’a pas de vision économique et il est soumis à la pression des bailleurs de fonds. Les mobilisations sociales ne tarderont donc pas à reprendre et ses adversaires n’hésitent pas à organiser des pénuries pour exciter les mécontentements. Comment le Président réagira-t-il face à la montée des oppositions politiques et sociales ? Ce n’est pas la moindre des inconnues de l’équation.

Monde
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