Sociologie du changement radical

Geneviève Pruvost a mené un travail de fourmi sur les alternatives concrètes. Elle en tire un essai dense et brillant.

Vanina Delmas  • 8 septembre 2021 abonné·es
Sociologie du changement radical
Des bénévoles organisent la distribution d’une Amap à Campbon, près de Notre-Dame-des-Landes, le 2 avril 2020.
© Loic VENANCE/AFP

Qui s’est déjà interrogé sur la fabrication d’un objet aussi ordinaire qu’un matelas ? Ou sur la portée de la disparition de l’artisanat et des sociétés paysannes au profit de pratiques et de matériaux standardisés ? Pour la sociologue Geneviève Pruvost, tout ceci est révélateur d’un changement de société, et l’occasion de dénicher celles et ceux qui font et pensent autrement.

Ce travail de fourmi lui a pris près de dix ans et reflète sa propre bifurcation. Après avoir longtemps travaillé sur la féminisation de la police et la violence des femmes, Geneviève Pruvost est partie, en 2010, en quête d’alternatives rurales, écologiques et anticapitalistes lui permettant de creuser les notions de relocalisation, d’autonomie, de radicalité et de réappropriation à partir du concret.

Dans cet essai, l’auteure nous plonge dans « les coulisses de la fabrique de cette quotidienneté en régime industrialo-capitaliste » pour planter ce décor que l’on ne voit peut-être plus.  « La norme occidentale contemporaine d’existence, c’est la méconnaissance des mains qui agencent, fabriquent et nettoient les objets de la vie quotidienne », écrit-elle d’emblée. Puis elle déroule les rencontres avec celles et ceux considéré·es parfois comme des marginaux·les, sur plusieurs sites dont les noms restent secrets, sauf celui de Notre-Dame-des-Landes. Elle y a retrouvé des valeurs et pratiques communes : un réseau d’entraide fourni, pas d’adhésion à un parti politique, l’attachement au lieu et au vivant, la conversion au bio, aux circuits courts, aux médecines douces, mais surtout la conscience que tout dans le quotidien est politique.

La sociologue étend sa réflexion aux liens entre travail, capitalisme et patriarcat en développant la pensée de ce qu’elle appelle le « féminisme de la subsistance ». Elle convoque ainsi les théoriciennes Maria Mies, Vandana Shiva, Françoise d’Eaubonne et Silvia Federici : si elles ne se revendiquent pas forcément écoféministes, toutes ont orienté leurs recherches d’abord vers les paysan·nes du Sud, pour mieux percevoir les impacts de la « modernité » sur la disparition de certaines pratiques vernaculaires. Mais l’une des particularités de ce courant est de mettre aussi l’accent sur « la puissance d’agir des femmes » car « le féminisme de la subsistance est un féminisme radical qui n’envisage de changement qu’à partir d’un changement radical de société ».

C’est un livre du temps long, ralenti, qui invite à se questionner sur nos habitus. Lire cet essai foisonnant mais brillant demande du temps. Très dense en théories philosophiques et sociologiques, il parvient tout de même à rattraper nos mains et nos méninges fuyantes grâce aux bribes de vie glanées par l’autrice et racontées avec délicatesse et poésie. Des contre-récits un peu à contretemps pour mieux saisir les aberrations du système dominant dans lequel on baigne, barbote et parfois se noie.

Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance Geneviève Pruvost, La Découverte, coll. « L’horizon des possibles », 396 pages, 22 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »
Entretien 2 juillet 2025 abonné·es

Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »

L’intellectuel syrien est une figure de l’opposition au régime des Assad. Il a passé seize ans en prison sous Hafez Al-Assad et a pris part à la révolution en 2011. Il dresse un portrait sans concession des nouveaux hommes forts du gouvernement syrien et esquisse des pistes pour la Syrie de demain.
Par Hugo Lautissier
Accélérationnisme : comment l’extrême droite engage une course à la guerre raciale
Idées 28 juin 2025 abonné·es

Accélérationnisme : comment l’extrême droite engage une course à la guerre raciale

L’idéologie accélérationniste s’impose comme moteur d’un terrorisme d’ultradroite radicalisé. Portée par une vision apocalyptique et raciale du monde, elle prône l’effondrement du système pour imposer une société blanche.
Par Juliette Heinzlef
Sarah Durocher : « Il y a une stratégie mondiale concernant l’attaque des droits sexuels et reproductifs » 
Entretien 25 juin 2025 abonné·es

Sarah Durocher : « Il y a une stratégie mondiale concernant l’attaque des droits sexuels et reproductifs » 

Le Planning familial a dénoncé, dans un communiqué, les coupes budgétaires dont il fait les frais. Dans un contexte marqué par la progression de l’extrême droite et le recul du droit des femmes, sa présidente appelle au sursaut et se félicite du soutien déjà obtenu.
Par Juliette Heinzlef
Les intellectuels trumpistes au cœur de la nouvelle droite américaine
Idées 19 juin 2025 abonné·es

Les intellectuels trumpistes au cœur de la nouvelle droite américaine

Les universitaires états-uniens ne sont pas tous démocrates, loin de là. Et certains jouent un rôle clé dans l’élaboration idéologique du trumpisme. Cette alliance s’inscrit dans un réseau stratégique qui s’impose jusqu’aux cercles du pouvoir.
Par Juliette Heinzlef