Casey : « La France vit une déprime généralisée »

Casey, membre du groupe Ausgang quand elle ne fait pas d’album solo, s’exprime sur l’état de la société, les séquelles de la colonisation ou l’obsession pour la sécurité. Et affirme la nécessité de faire face.

Amanda Jacquel  • 13 octobre 2021 abonné·es
Casey : « La France vit une déprime généralisée »
© ALAIN JOCARD / AFP

L’album Gangrène du groupe Ausgang, dont fait partie Casey, sortait le 6 mars 2020, quelques jours avant le premier confinement. En septembre 2021, le groupe a relancé une tournée de concerts (1). L’occasion de rencontrer Casey, rappeuse rare à l’ironie incisive.

Comment définissez-vous le genre de musique que vous faites avec Ausgang ?

Casey : C’est un album qui fusionne le rock et le rap. Honnêtement, la catégorisation n’est pas plus intéressante que ça.

C’était important de travailler en collectif ?

Sonny Troupé, à la batterie, vient du gwoka et du jazz ; Marc Sens, à la guitare, de la noise ; et ManuSound, aux machines, du milieu électrodub. Ces autres influences fondent la différence de forme. En travaillant avec des musiciens aux histoires et aux références propres, on démultiplie les possibilités de jouer.

Dans certains morceaux, comme « Élite » ou « Bonne conduite », il y a des boucles, des répétitions martelées presque jusqu’à la nausée…

C’est vraiment en live qu’on pose ce qu’on fait avec Ausgang. On tourne des refrains et des schémas musicaux jusqu’à la transe ; avec des crescendos qui montent et qui explosent dans la musique et la voix. Ça tourbillonne jusqu’à l’étourdissement, ça vient de l’inspiration punk.

Qu’y a-t-il de différent avec ce disque ?

Ce n’est pas si différent de ce que j’ai déjà fait ou de ce que je referai. Dans la forme, je m’autorise à chanter, à essayer d’assumer. Même si ce n’est pas très juste ni précis, j’essaie. Sur le discours, il y a des choses un peu plus intimes sur mes sensations internes : sur ce qu’est le malaise, la déprime, des moments où tu peux te sentir vraiment au fond du trou.

L’humour y est présent, comme toujours…

C’est un humour particulier. Ça rit plus jaune qu’autre chose. La dérision ou l’autodérision, c’est un minimum pour prendre un peu de distance avec des sujets qui peuvent être lourds. Comme pour tout le monde, c’est un moyen de défense. Mais ce n’est pas la grande rigolade non plus !

Vos textes et votre façon d’utiliser la musique sont-ils un engagement politique ?

Casey, rappeuse à part

Comment définir Casey, cette « anomalie du 93 avec une gueule caribéenne » ? Lorsqu’on lui demande de se décrire, elle coupe sec : « Je fais du rap. Qu’est-ce qu’il y a à dire de plus ? »

Ce « bordel hybride » revendique sa complicité avec la marge en cultivant un rap enragé et engagé, qui tranche dans le vif. Les dents peuvent grincer mais les corps, eux, ne manquent certainement pas de se mouvoir en énorme pogo lors de ses concerts. Un rap contestataire ? Elle n’a que faire des étiquettes.

Son écriture et son flow, très rigoureux, sont millimétrés pour toucher à la fin de l’envoi. Elle joue avec les mots autant qu’elle détruit les préjugés en les prenant à contre-pied ; comme lorsque, invitée pour un séminaire à l’École normale supérieure en 2016, elle réplique : « Le rap n’a pas besoin d’être légitimé par les grandes écoles […]_. Ça me gonfle qu’on acquière quelques lettres de noblesse en venant à l’ENS._ Pourquoi ça ne fait pas le même effet quand on va dans un bar ou un hall d’immeuble ? »

« Je suis noire dans un monde blanc, c’est impossible que je me taise », chante Casey dans « Chuck Berry ». Ses textes n’ont de cesse de décortiquer les rapports de domination raciaux et sociaux et de revenir sur l’histoire coloniale française, ses conséquences et ses prolongements actuels, en endossant parfois la voix de l’oppresseur (comme dans « Créature ratée », titre auquel répond « Sac de sucre » sur son album Libérez la bête, 2010). En plus de deux albums solos, elle appartient aux projets collectifs d’Asocial Club, Zone libre ou, dernièrement, Ausgang.

L’artiste éclectique monte aussi sur scène aux côtés de Virginie Despentes, de Béatrice Dalle et du groupe Zëro dans la pièce Viril, mise en scène par David Bobée.

Tout est politique. Même quand tu passes ton temps à vouloir esquiver le sujet, ça l’est. Je ne sais pas si c’est un engagement. J’utilise à chaque fois cet espace pour rappeler une histoire qui est la mienne, celle de tout le monde, avec mon impression que ce n’est pas assez dit. Il faut le dire et le redire, malgré ce qu’on peut entendre : non, ce n’est pas « assez dit » au vu de l’immobilisme et du peu de changement ! Rappeler la colonisation sur la pochette, rappeler l’histoire dans les textes, rappeler les conséquences traumatiques que cela peut avoir : je le fais sans m’en rendre compte.

Sur la pochette de l’album, reflet des thèmes abordés au fil des titres, on y voit le A cerclé de l’anarchie inscrit par-dessus d’anciennes affiches coloniales. C’est une façon de réaffirmer votre indépendance et votre discours ?

Oui, s’il y a moyen d’enfoncer le clou, de mettre un petit rappel sur l’histoire coloniale française, franchement, je ne m’en empêche pas_. (Rires.)_ Parce que c’est l’éternel mur sur lequel tu butes, dans ce bled.

C’est quoi, cette « Gangrène » (premier des dix titres de l’album du même nom) ?

C’est une infection mal soignée qui devient purulente et s’étend. Ce serait l’allégorie psychique de la déprime, de la solitude qui gagne du terrain et conduit à la folie. Et au niveau collectif, en France, depuis plusieurs années, je trouve qu’on est dans un pays qui déprime. Une déprime généralisée !

Comment l’expliquez-vous ?

L’histoire coloniale, c’est le thème qui gangrène le pays. Puisque personne ne veut réellement l’aborder, le sujet traîne… On tourne autour, ça bégaie ou on essaie d’en sortir la tête haute. De temps en temps, on a des déclarations improbables, comme : « La colonisation a eu un rôle positif. » La colonisation n’a été bénéfique pour personne ! Jusqu’à présent, elle est avant tout source de conflits, de misère, de pauvreté et de traumatismes.

Donc on sent qu’il y a une résistance. Du coup, ça gangrène ! La seule façon de soigner, c’est l’amputation, propre et nette. Venir à bout du sujet en disant : « Oui, on a merdé ; oui, c’était n’importe quoi ; oui, la colonisation et l’esclavage sont le fruit de la violence, de la cruauté. » Et arrêter franchement de penser le monde uniquement sous ce prisme de conquête.

Faire face, donc ?

Une fois pour toutes. Pourtant, au moment où des voix veulent mettre le sujet sur le tapis, pour éviter que ces embrouilles se perpétuent, on voudrait les « dresser ». En fait, ça empire : ce qui serait apparemment réclamé à cor et à cri en France, c’est l’extrême droite ! Comme si les leçons n’avaient pas été apprises. J’ai bien compris que l’histoire est un éternel recommencement, mais aussi rapidement, cela fait peur ! Et ça s’accompagne de délires psychiatriques. Le grand remplacement, c’est un délire psychiatrique, pas politique !

« Moi, ce qui m’effraie encore plus que Zemmour, c’est les discours intersectionnels du moment », déclarait Sarah El Haïry, secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et de l’Engagement, sur France 5, il y a quelques semaines. Dans une interview au Journal du dimanche, en octobre 2020, le ministre de l’Éducation nationale parlait de « gangrène » en faisant référence aux sciences sociales et à l’intersectionnalité, qui serait le « terreau […] d’une vision du monde qui converge avec les intérêts des islamistes ». Tout cela fait partie de cette obsession ?

Pourquoi ne pas dire que l’intersectionnalité est même complice des trous dans la couche d’ozone ? C’est comme si tout le monde était au niveau de Zemmour : tout, sauf de la réflexion. L’intersectionnalité, c’est sérieux, ce n’est pas un gros mot jeté au hasard ni une invention d’hystériques. Des gens de qualité ont fait des études là-dessus, aussi sérieuses que sur l’économie ou l’écologie. Tu ne peux pas traiter de sujets sérieux avec ce qui semble être des assertions d’abrutis.

L’insécurité semble être déjà l’un des thèmes centraux de la campagne présidentielle qui commence…

En France, lorsqu’on aborde ce thème, tout le monde se tourne vers les mêmes. Il n’y a qu’une source d’insécurité dans ce pays ! On pourrait nous dire merci parce que toutes ces élections se gagnent sur nos têtes. Apparemment, les gens n’auraient pas besoin de travail, non, il leur faut de la sécurité… (Rires.) J’en ris, mais c’est effrayant.

Dans votre album, vous parlez d’appropriation culturelle, de pillage (2)…

Oui, on parle d’appropriation, de récupération. Jusqu’ici, le principe consistait à ne pas citer ses sources. Pourtant, tu peux rendre hommage à ce qui t’a précédé. Faire preuve de gratitude. Je sais que le mot « gratitude » à notre endroit est difficile, quand certains empires ont été habitués à dominer et ont eu des peuples qu’ils appelaient « indigènes et serviles ». Mais ça s’apprend. Et si, en plus, ça génère une forme d’apaisement, ça se pratique.

Votre musique touche à l’universel ?

Certains morceaux parlent de l’intime, donc chacun peut s’y retrouver, au-delà de nos différences. Et même quand ça ne touche pas à l’intime, comme « Chuck Berry » – qui rappelle que le rock, aux origines, est une musique noire –, c’est universel (2) ; parce que l’histoire de la diaspora, de l’Afrique, des Caraïbes ou des Amériques, c’est universel. C’est l’histoire du monde.

(1) Plus d’info sur la tournée sur la page Facebook d’Ausgang.

(2) Extrait de « Chuck Berry » : « Me demande pas si je suis à ma place, j’ai déjà brûlé la scène/Te voiler la face, c’est te faire croire que l’inventeur du rock n’a pas du tout mes gènes […] Je l’ai dans la chair, je l’ai dans les veines/Qu’est-ce que tu crois ? Cette histoire est la mienne. »

Musique
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