Catherine Corsini : « Les soignants ont apporté leur vérité »

Avec La Fracture, Catherine Corsini signe une tragicomédie hautement politique sur la situation de l’hôpital, c’est-à-dire sur l’état de notre société. Dans un service des urgences sous pression, deux lesbiennes bobos, un gilet jaune et des infirmières se rencontrent, souffrent, soignent et se débattent.

Christophe Kantcheff  • 26 octobre 2021 abonné·es
Catherine Corsini : « Les soignants ont apporté leur vérité »
Le personnage de Kim u2013 incarné par une soignante, Aissatou Diallo Sagna u2013 prend de plus en plus de place, au point de reléguer au second plan les comédiens professionnels.
© Carole Bethuel

Ce fut l’une des très bonnes surprises du dernier Festival de Cannes (lire la critique sur Politis.fr). La Fracture, dont l’action se déroule quasi intégralement dans un service des urgences un jour de manifestation de gilets jaunes, déclenche un rire politique et des émotions justes.

Cette comédie très réussie a un effet cathartique indéniable, étant donné la situation de l’hôpital aujourd’hui, en même temps qu’elle ne sous-estime en rien la détresse qui y règne tant du point de vue des patients que de celui des soignants, dont certains jouent leur propre rôle. Comme Aissatou Diallo Sagna, qui se hisse au même plan que Valeria Bruni Tedeschi, Marina Foïs et Pio Marmaï.

La Fracture, Catherine Corsini, 1 h 38
Rencontre avec Catherine Corsini, qui, malgré de nombreuses difficultés, a su mener à bien un projet éminemment nécessaire.

Comment le désir de faire ce film vous est-il venu ?

Catherine Corsini : Après deux films d’époque (1), j’avais envie de travailler sur le monde actuel, avec une forte résonance politique. Je pensais beaucoup à Ken Loach et à certains de ses films comme Raining Stones. Je m’interrogeais sur l’angle que je pouvais prendre.

Je me suis retrouvée aux urgences avec une fracture du coude, et tout d’un coup j’ai eu un déclic. Je voyais autour de moi un microcosme de la société, des gens abîmés, beaucoup de détresse, avec en arrière-plan les manifestations des gilets jaunes et les hôpitaux débordés où affluaient les blessés.

Quand avez-vous écrit le scénario ? Et quand a eu lieu le tournage ?

J’ai écrit le scénario avant la pandémie. Pendant le premier confinement, j’ai essayé de le reprendre pour l’actualiser, comme on m’encourageait à le faire. Mais c’était artificiel. J’ai tourné peu après. En fait, je crois que le film n’est pas si décalé que cela. J’ai montré La Fracture à 700 soignants, dont certains sont dans le film : ils disent non seulement que la situation n’a pas changé, mais qu’elle s’est dégradée. 5 700 lits ont été supprimés en 2020. Et les démissions s’accumulent.

Les soignants ne souhaitent pas être traités en héros, ils demandent simplement de pouvoir faire leur travail…

Ils ont un sentiment d’abandon, alors qu’ils se sont donnés corps et âme au pire de la crise. Plusieurs d’entre eux ont été victimes du covid. Ils ont obtenu des miettes au Ségur de la santé puis ont été conspués au prétexte qu’ils ne voulaient pas se faire vacciner. Pour eux, le plus important, c’est qu’il y ait davantage de personnel et de meilleures conditions de travail, même si la reconnaissance salariale est importante, bien sûr. Souhaiter prendre le temps de s’occuper des patients et ne pas pouvoir le faire suscite une frustration terrible, à rebours de ce qu’ils sont et de ce qu’on leur apprend. C’est pourquoi nombre d’entre eux sont en burn-out ou s’en vont.

Il est impossible de tourner dans un hôpital en fonctionnement. Comment avez-vous fait ?

Nous pensions, à tort, pouvoir utiliser les couloirs souterrains d’un hôpital parisien. Nous avons dû tourner dans un local désaffecté où il n’y avait rien. J’ai travaillé avec mon équipe de décoration à reconstituer en détail un service des urgences : nous nous sommes appuyés sur des photos que nous avions prises à Lariboisière, à Paris. Nous avons voulu montrer non pas un hôpital propret ou ultramoderne, comme on le voit souvent, mais un lieu qui témoigne des différentes strates d’agrandissement, fait de bric et de broc.

Je ne me suis rien interdit de ce qui pouvait être de l’excès ou de l’absurde, parce que la situation de l’hôpital est vraiment dingue.

Nous avons aussi accordé beaucoup d’importance à la bande-son, pour recréer les arrière-plans sonores, les cris lointains, le brouhaha des sirènes, l’agitation permanente un peu sourde, tout en gardant présents les dialogues des acteurs sans donner l’impression d’être dans un petit théâtre où chacun dit sa réplique.

Les soignants qui jouent dans le film ont apporté leur vérité, leur façon d’occuper l’espace. Ils pouvaient aussi s’appuyer sur le matériel de soins que nous avions sur le plateau et qui fonctionnait, ce qui donnait encore davantage d’authenticité.

Avez-vous rencontré d’autres difficultés lors du tournage ?

Le tournage de la manifestation des gilets jaunes, au début du film, a été particulièrement compliqué. Nous avions les autorisations d’usage pour tourner dans un quartier du 8e arrondissement de Paris, où il y avait surtout des bureaux. Mais la préfecture est revenue sur sa décision quelques jours avant que nous commencions. Motif de l’interdiction : non pas le covid, mais filmer une manifestation représenterait une incitation à la violence ! Les bras m’en sont tombés. Ça a suscité un surcoût, bien sûr, et on a dû tourner dans la cour d’un château à Fontainebleau ! Merci monsieur le préfet Lallement !

Comment l’idée d’introduire de la comédie dans ce film vous est-elle venue ?

C’était crucial pour moi. J’avais envie de renouer avec la comédie italienne, qui peut aborder des sujets graves en se moquant des uns et des autres. Je me mets en scène à travers le personnage de Raf (Valeria Bruni Tedeschi). À partir du moment où je me moque de moi, ou de ce que je suis censée représenter, je peux me moquer des autres.

Je voulais éviter le film pensum, strictement dénonciateur. Sortir d’un film écrasé par la détresse ne donne pas envie de se battre. Je préfère susciter un sentiment de colère, d’injustice. En outre, la confrontation, l’antagonisme sont des ressorts de la comédie, mais l’énergie comique permet aussi la rencontre et l’écoute. Alors qu’aujourd’hui on cherche à attiser les peurs et à exacerber ce qui nous oppose.

Je ne me suis rien interdit de ce qui pouvait être de l’excès ou de l’absurde, parce que la situation de l’hôpital est vraiment dingue. Pour écrire le scénario, j’ai passé plusieurs nuits dans un service d’urgences, j’ai assisté à des scènes hallucinantes. J’ai voulu restituer cela sous une forme burlesque. Dans la seconde partie, le comique cède le pas à la dramatisation, à des situations anxiogènes.

Pour que les spectateurs accèdent à certaines idées, il faut être malin, offrir du spectacle.

J’ai aussi voulu transcrire la violence qui a cours dans l’hôpital. Les infirmières sont de plus en plus confrontées à l’agressivité des patients. J’ai imaginé une manifestation de gilets jaunes passant à côté de l’hôpital, dans lequel pénètrent les fumées des gaz lacrymogènes. On peut y voir le symbole de l’envahissement par le covid, ou celui d’un étouffement mettant les gens à bout.

Il y a un moment où la déficience politique est tellement indécente qu’on ne sait plus quoi faire, sinon hurler. Quand l’acte de prendre soin est bafoué à ce point-là, comment la société ne pourrait-elle pas devenir -violente ?

Entre Raf et Yann (Pio Marmaï), le gilet jaune, les antagonismes sont nombreux et du coup très drôles…

On ne peut pas dire que le mouvement des gilets jaunes a été beaucoup soutenu par les intellectuels, les artistes, ou ceux qu’on appelle les bobos. J’ai eu la chance de lire très tôt le petit texte de Danielle Sallenave Jojo, le gilet jaune (2), qui est magnifique sur ce qu’est l’insurrection en France et sur la représentation du populaire. Alors que le mouvement a été figé dans une représentation d’extrême droite, antisémite, violente…

Sur les ronds-points, il y avait beaucoup de femmes seules, de gens âgés avec des retraites misérables. Contrairement à ce qu’on en a dit, c’était un mouvement qui créait du lien, de la cohésion.

Je suis partie des a priori de Raf. Elle a de bons arguments pour ne pas s’engager. Yann la confronte à son petit confort un peu bourgeois. On verra que ce n’est pas si simple. Son amie, Julie (Marina Foïs), a une maison d’édition de BD qui est au bord du dépôt de bilan. De même, le milieu du cinéma n’est pas qu’un monde de paillettes. Pour faire advenir des films exigeants, des sociétés de production et de distribution prennent des risques.

Comment avez-vous mis en pratique dans la fabrication du film le message que celui-ci porte sur la valorisation des soignants ?

Si j’avais fait un film uniquement centré sur l’hôpital, sans les personnages hauts en couleur incarnés par les comédiens professionnels, le film aurait moins d’impact. Ce qui est intéressant avec le cinéma, ce sont les compromis qu’il amène à passer. Pour que les spectateurs accèdent à un certain discours, à certaines idées, il faut être malin, séduisant, offrir du spectacle. C’est de bon aloi.

Mais, d’une part, j’ai tenu à ce que le regard sur les soignants au travail soit juste et à ce qu’ils aient une existence en tant que personnes, et non pas seulement en tant que professionnels. D’autre part, il m’est devenu évident que Kim – incarnée par une soignante, Aissatou Diallo Sagna – devait prendre une place de plus en plus centrale, au point même de reléguer au second plan les comédiens professionnels. Peu à peu, elle occupe le cœur du film et devient le symbole de l’hôpital assiégé. Kim a une puissance de compassion formidable, due à l’actrice. La scène de la prise d’otage est une scène de fiction, d’héroïne. Compliquée à jouer. Nous nous étions donné un contrat moral : si c’était trop difficile, trop violent pour Aissatou, elle disait stop et nous interrompions la scène. Après un premier arrêt, elle a pu reprendre et elle a été formidable.

Que représente La Fracture pour les soignants qui l’ont vu ?

La relation que nous avons eue a été intense dès le départ. Les soignants que j’ai choisis pour le casting ont été d’emblée solidaires entre eux et ils ont été très rapidement en osmose avec l’équipe de cinéma. Ils disent aujourd’hui que le film leur redonne de la fierté. Ils espèrent qu’il touchera un grand nombre de personnes. Croisons les doigts !

(1) La Belle Saison (2015) et Un amour impossible (2018).

(2) « Tracts », Gallimard, 2019.

Cinéma
Temps de lecture : 9 minutes