La Turquie entre conservatisme et modernité

Spécialiste du Moyen-Orient, Didier Billion retrace un siècle d’histoire d’un pays tiraillé entre deux mondes.

Denis Sieffert  • 6 octobre 2021 abonné·es
La Turquie entre conservatisme et modernité
© Erhan Demirtas / NurPhoto / NurPhoto via AFP

La Turquie nous paraît souvent indéchiffrable. On peine à comprendre ses revirements, on s’interroge sur la nature de son régime, jusqu’à ne pas savoir comment le nommer. Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), nous propose de précieuses clés de compréhension. Il nous entraîne pour cela dans les méandres d’un siècle d’histoire. Peu de pays en effet ont connu une trajectoire aussi tourmentée. Depuis la révolution kémaliste de 1923 et l’introduction de la laïcité à marche forcée sur les ruines de l’Empire ottoman, combien de revirements ? Vingt-trois ans après la « république unitaire » à la française de Mustafa Kemal, qui abolit les contraintes communautaires, le multipartisme s’impose. Et on assiste en 1973, avec Bülent Ecevit, à une « résurgence communautaire ». C’est ensuite le coup d’État militaire de 1980, puis l’avènement de Turgut Özal, qui incarne à l’extrême les contradictions de son pays. Fin de cycle en 1995 avec la victoire de l’islam politique de Necmettin Erbakan.

Avec Erbakan, le terrain est préparé pour Recep Tayyip Erdogan et son tout jeune parti, l’AKP, arrivé au pouvoir en 2002. Depuis près de deux décennies, cet homme gouverne d’une poigne de fer. Il fera subir à son régime plusieurs tournants. Billion nous fait pénétrer dans des débats tout à fait singuliers. Citons l’exemple de ces conservateurs démocrates de l’AKP qui reconnaissent « comme religion à part entière » l’athéisme, le positivisme et… le marxisme. Ces rois de l’oxymore concluent que « le laïcisme est contraire à la laïcité ». De quoi faire réfléchir la France d’Emmanuel Macron. Mais l’islamisme modéré d’Erdogan fait long feu. La tentative de coup d’État de 2016 permet à l’autocrate d’installer un pouvoir autoritaire. Sa politique extérieure n’est pas exempte non plus de soubresauts. Peut-être aurait-elle été apaisée par une Union européenne accueillante, mais la rebuffade que l’UE inflige à la Turquie a eu des conséquences en profondeur dans la société, qui s’est éloignée des références occidentales.

Avec les révolutions arabes, Ankara a fait le choix de soutenir les mouvements de contestation, jusqu’à des connivences jihadistes. La révolution syrienne a surtout ravivé ce que Billion appelle « la hantise du Rojava », la province kurde de Syrie. Il consacre à la question kurde – détermination centrale de la politique extérieure turque et ferment de toutes les violences – un chapitre passionnant. Mais Ankara – et cela est moins connu – a aussi poussé Bachar Al Assad à démocratiser son régime et tenté de promouvoir dans le monde arabe un « modèle turc » d’islamisme modéré. Deux terribles échecs. Le reflux des révolutions a renvoyé la Turquie à une déshérence diplomatique faite d’alliances conjoncturelles parfois aventureuses. Un livre indispensable pour comprendre ce partenaire indocile mais « incontournable ».

La Turquie, un partenaire incontournable Didier Billion, Eyrolles, 192 pages, 16,90 euros.

Idées
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