« Leur Algérie », de Lina Soualem : Pays perdu

Dans Leur Algérie, Lina Soualem filme ses grands-parents, dont la vie s’est ancrée dans un arrachement à leur famille et un déracinement.

Christophe Kantcheff  • 13 octobre 2021 abonné·es
« Leur Algérie », de Lina Soualem : Pays perdu
© Thomas Brémond

Il marche dans la rue avec sa silhouette frêle et d’un pas ralenti. Enveloppé dans son manteau, il a sur la tête une épaisse casquette. Il passe ses journées dans le hall marchand d’une grande surface. C’est un vieil Arabe, habitant Thiers (Puy-de-Dôme). Une de ces personnes dont on se demande, quand nos regards s’arrêtent sur elles, quel a bien pu être leur itinéraire. Sa femme, plus alerte, est légèrement plus jeune que lui, c’est-à-dire qu’elle est à l’orée de ses 80 ans. Ils viennent de se séparer après soixante-deux ans de mariage. Ou, plus exactement, ils vivent désormais dans des appartements différents, situés dans deux immeubles qui se font face.

Ils se nomment Mabrouk et Aïcha Soualem, et sont filmés par leur petite-fille, Lina, dont c’est ici le premier long métrage. La réalisatrice ouvre son film sur cette situation insolite mais n’en fait pas son sujet majeur. Leur Algérie est bien plus intéressant. Lina Soualem retrace en compagnie de ses grands-parents paternels leur biographie. Ou, plus exactement, elle l’explore. Car elle ignore une grande partie de ce qu’ils relatent. Ce ne sont pas des gens qui se livrent beaucoup. Ne serait-ce que dans le couple qu’ils formaient. « Nous ne nous sommes jamais parlé, ce n’est pas maintenant qu’on va commencer », dit Aïcha. Celle-ci a pourtant la parole facile mais, dès qu’elle aborde un sujet intime, elle se met à rire : sa pudeur la rend hilare. Tandis que Mabrouk est de réputation taiseuse, même s’il lâche, de temps à autre, une phrase essentielle. Comme celle-ci, qui synthétise ce que les Français ont dit aux Nord-Africains lorsqu’ils les ont appelés : « On vous fait venir pour vous aider, mais pas pour gagner plus que nous. »

Lina Soualem les interroge dans leur univers quotidien, faisant intervenir son propre père, le comédien Zinedine Soualem, fils d’Aïcha et de Mabrouk, mêlant ainsi les générations. Alors qu’ils vivent depuis des décennies paisiblement en France, Aïcha et Mabrouk se sentent algériens, Mabrouk ayant toujours une carte de résident – voilà un film que les nationalistes et racistes de tous poils risquent de trouver irritant. Leur histoire, c’est d’abord celle d’une rupture affective qui, très longtemps après, perdure. Devant les photos de ses parents, Mabrouk décrit, la gorge serrée, le désespoir de sa mère de voir ses enfants partir en France, la laissant seule. Aïcha a la même réaction devant le portrait de la sienne. Cette déchirure s’est accompagnée d’un déracinement. Aïcha raconte aussi comment elle a été mariée, à 15 ans, à Mabrouk, le choix ayant été effectué par son futur beau-père.

La réalisatrice insère des vidéos que son père a faites lors d’une grande fête de famille vingt ans plus tôt, où tous les Algériens de Thiers étaient conviés. Images que d’aucuns aujourd’hui qualifieraient de communautaristes, et qui sont simplement des images de bonheur. Lina Soualem, en réalisant ce beau documentaire, rend non seulement tangible le rapport qu’entretiennent ses grands-parents à « leur Algérie », mais elle capte aussi, avec tendresse, des biographies trop peu représentées.

Leur Algérie, Lina Soualem, 1 h 12.

Cinéma
Temps de lecture : 3 minutes