Boris Charmatz : « Nous avons besoin de bouffées d’excès »

Le chorégraphe Boris Charmatz évoque sa récente nomination à la tête du Tanztheater Wuppertal, la création en temps de pandémie, ainsi que sa nouvelle pièce.

Jérôme Provençal  • 3 novembre 2021 abonné·es
Boris Charmatz : « Nous avons besoin de bouffées d’excès »
Comment fabriquer des spectacles sans consommer trop d’énergie, sans polluer ? Boris Charmatz veut faire germer cette réflexion.
© HENNING KAISER/AFP

En libre mouvement depuis le début des années 1990, Boris Charmatz explore – par la théorie autant que par la pratique – un palpitant territoire de danse, avec une inscription de plus en plus marquée dans l’espace public. Après avoir dirigé de 2009 à 2018 le centre chorégraphique national (CCN) de Rennes, transformé en un très vivant Musée de la danse, il développe depuis 2019, dans la région Hauts-de-France, le projet [terrain], « institution verte, urbaine, chorégraphique, sans toit ni mur ». En outre – la nouvelle a été annoncée fin octobre –, il va devenir directeur du Tanztheater Wuppertal, l’illustre compagnie de Pina Bausch, à partir de septembre 2022.

Le projet que vous portez au sein du Tanztheater Wuppertal s’inscrit dans le sillage de l’action que vous menez avec [terrain] et s’appuie sur une volonté de coopération franco-allemande…

Boris Charmatz : Creusant et croisant des problématiques artistiques, écologiques et politiques, [terrain] tâche d’apporter des réponses à cette question terriblement actuelle : comment produire un art brûlant dans une époque où l’on ne doit plus brûler ? Comment fabriquer des spectacles sans consommer trop d’énergie, sans polluer ? J’ai envie de faire germer cette réflexion à Wuppertal, d’ouvrir grand les portes du studio de la compagnie, d’amener un courant d’air frais et même d’aller à l’extérieur. Le prochain lieu de travail que nous allons concevoir sera un terrain à ciel ouvert – un espace à la fois d’expérimentation, de présentation, d’entraînement ou encore de transmission – sur lequel les activités évolueront en fonction des saisons.

Quant à la dimension franco-allemande du projet, à mes yeux, elle s’impose d’elle-même du fait que Pina Bausch jouit d’une très grande reconnaissance en France, le Théâtre de la Ville, à Paris, étant presque sa deuxième maison. Au-delà des enjeux artistiques, réaffirmer le lien franco-allemand m’apparaît essentiel dans l’Europe d’aujourd’hui, et j’aimerais beaucoup y contribuer.

Depuis mars 2020, la pandémie de covid-19 entraîne des mesures de protection sanitaire qui exercent des contraintes fortes, temporaires ou plus durables, sur le corps de chaque individu et sur le corps social dans son ensemble. Que vous inspire notamment la notion de geste barrière ?

À vrai dire, j’ai surtout été sensible à l’idée de distanciation physique. Le virus à l’origine de la pandémie représente un danger surtout pour les personnes âgées ou les plus vulnérables. Il n’attaque pas les danseurs ni les danseuses en premier lieu mais, par l’obligation de distance physique qu’il provoque, il atteint la danse au cœur de son ADN. Sur scène, dans un club ou dans un bal, toute danse suppose une abolition de la distance physique, tend à instaurer une perméabilité entre les corps.

Cela ne signifie pas pour autant que la danse ouvre un espace paradisiaque, sans lutte ni classe sociale. Au contraire, la danse peut aussi être un lieu de conflit, de confrontation. Ce virus nous touche à un endroit vital, extrêmement sensible, à l’endroit du besoin de contact et de toucher entre les corps. C’est peut-être ce qui a rendu encore plus politique le besoin de danser, le désir de faire la fête toute la nuit, de faire n’importe quoi en contact avec les autres – sur scène ou hors scène. Notre époque exige de plus en plus de régulations, notamment au niveau de l’environnement et de la sécurité. Par conséquent, nous allons avoir absolument besoin de bouffées d’excès à l’avenir.

En tant que chorégraphe et danseur, comment traversez-vous cette crise à durée indéterminée ?

Pendant les confinements, je me suis consacré avant tout au développement de [terrain]. J’ai cherché à distinguer les solutions que le projet pourrait permettre d’apporter à des problèmes de société, notamment dans un contexte de pandémie – l’idée directrice principale consistant à imaginer de nouvelles conditions de travail, y compris en extérieur.

Durant ces mois d’enfermement et d’empêchement, j’ai eu le sentiment que nos liens et nos désirs étaient mis à mal. En écho à cela, j’ai conçu La Ronde, pièce inspirée du livre éponyme d’Arthur Schnitzler et constituée d’un enchaînement ininterrompu de duos [la création a eu lieu au Grand Palais, à Paris, en janvier 2021 – NDLR].

Sur un plan plus large, j’observe avec inquiétude les conséquences de la crise, en particulier sur les jeunes artistes, fortement précarisés, et sur les lieux culturels, fragilisés par la baisse de fréquentation. Malgré le soutien indéniable de l’État, la situation est plutôt sombre et je crains une forme de covid long dans le secteur culturel…

Vous présenterez bientôt à l’Opéra de Lille votre nouvelle création, Somnole, un solo interprété par vous-même. C’est la première fois que vous signez un solo. Pourquoi maintenant ?

J’ai déjà interprété des solos, j’en ai aussi élaboré en binôme avec Dimitri Chamblas ou Tino Sehgal mais, en effet, je n’en avais encore jamais réalisé un seul. J’y pensais depuis longtemps et la pandémie a accéléré le processus. Au sortir du premier confinement, j’ai eu le droit d’aller travailler en studio à condition d’y être seul. J’ai alors commencé à me colleter concrètement avec ce solo auquel j’avais déjà pas mal réfléchi.

De quoi se compose la pièce ?

Sa substance est très liée à l’enfance. Quand j’étais petit, je sifflais beaucoup. J’aimais la musique mentale que cela produisait. Le sifflement a une grande puissance expressive et peut même être utilisé comme un langage. J’ai gardé cette pratique grâce à laquelle j’ai un accès direct à mon espace mental. J’ai eu envie de créer une pièce qui s’inspire du sifflement et prenne forme à partir d’états de rêverie ou de somnolence – d’où le titre.

L’Opéra de Lille accueille aussi 20 Danseurs pour le XXe siècle et plus encore, une extension de 20 Danseurs pour le XXe siècle. Créée à Rennes en 2012, cette pièce performative à géométrie variable (de 3 à 5 heures) déploie un panorama effervescent de la danse du XXe siècle. Comment s’est-elle développée ?

Comptant parmi les réalisations emblématiques du Musée de la danse, la pièce se fonde sur un principe d’archéologie vivante. Elle invite une vingtaine d’interprètes à se questionner sur leur propre collection de danses et à en extraire des solos. S’il se compose uniquement de solos, éparpillés dans l’espace (au plus proche du public), l’ensemble procède néanmoins d’un geste foncièrement collectif.

En résulte une constellation chorégraphique foisonnante, sans hiérarchie, qui rassemble des grandes figures de la danse (Merce Cunningham, Valeska Gert, Anne Teresa De Keersmaeker, Pina Bausch…), des outsiders majeurs (Charlie Chaplin, par exemple) ou encore des activistes du body art ou du happening (Vito Acconci, Mike Kelley…).

Qu’apporte en complément la version 20 Danseurs pour le XXe siècle et plus encore ?

En 2020, nous avons présenté pour la première fois – au Théâtre du Châtelet, à Paris – une version de la pièce élargie au début du XXIe siècle, en intégrant des danses urbaines et des chorégraphes comme Gisèle Vienne ou Mette Ingvartsen. À l’Opéra de Lille, nous allons investir tous les espaces intérieurs, d’une coupole en sous-sol aux studios de travail, hormis la scène. Le bâtiment, superbe, se prête très bien à cette exploration en éclats de l’histoire récente de la danse.

Spectacle vivant
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