Numérique : La technique, c’est politique

La neutralité du Net doit sortir du débat d’experts pour être conscientisée comme un droit fondamental.

Romain Haillard  • 23 novembre 2021 abonné·es
Numérique : La technique, c’est politique
En 2013, Xavier Niel, patron de Free (ici lors d’une conférence en 2020), a bloqué les pubs de Google pour ses abonnés afin de pousser la firme à réaliser des investissements.
© Max Riche/Hans Lucas/AFP

L’Internet n’est pas le far west que certains décrivent. Cet espace s’est construit avec des règles. L’une d’entre elles, sûrement la plus fondamentale, est la neutralité du Net. Visionner une série sur Netflix ou publier une vidéo sur PeerTube, envoyer un message à son patron sur Slack ou à ses camarades de lutte sur Signal, consulter la boutique de l’Élysée ou le site de Politis… Ces requêtes sont acheminées en « paquets » à travers des câbles, des routeurs, des serveurs. Et qu’importe les usages, leur objet, leur origine, leur destination, tous ces paquets doivent être traités de manière impartiale. Les intermédiaires techniques sont des tuyaux et doivent donc se comporter… comme des tuyaux. Si, aujourd’hui, le principe est solidement ancré au sein de la législation européenne, la neutralité du Net a toujours ses détracteurs, principalement incarnés par les fournisseurs d’accès Internet (FAI).

Blocage d’un port, installation d’un DNS (1) menteur… Au-delà du jargon technique, les entorses à la neutralité du Net ont des implications profondément politiques, selon Francesca Musiani, chercheuse au CNRS et directrice adjointe du Centre Internet et société. « Nous pouvons inscrire dans la technologie des caractéristiques qui facilitent ou contraignent les libertés. Ces choix se font en amont des usages et sont invisibles pour les utilisateurs », explique-t-elle.

Si nous ne sommes pas tous experts du sujet, l’ingénieur spécialiste en réseaux informatiques Stéphane Bortzmeyer le martèle : « Ce n’est pas une question réservée aux informaticiens. » L’auteur de l’ouvrage Cyberstructure. L’Internet, un espace politique (C&F éditions, 2018) milite pour une « citoyenneté informée », et donc capable de défendre ses droits : « La vie humaine passe désormais par Internet. Le business, la politique, la drague. Ces activités ont des intermédiaires techniques qui peuvent abuser de leurs pouvoirs. »

Stéphane Bortzmeyer est un ouvrier de l’Internet. Il travaille à l’Association française pour le nommage Internet en coopération (Afnic), organisme -gestionnaire du nom de domaine « .fr », entre autres. Il décrit à quoi pourrait ressembler un réseau sans neutralité : « Un Internet avec des sites web limités et autorisés par dieu sait quelle instance. Le scénario le plus probable serait l’existence d’un petit nombre de services dominants utilisables dans de bonnes conditions, et le reste dans de mauvaises conditions », décrit-il avant de reprendre : « La concentration existe déjà, mais ça pousserait cette logique encore plus loin, avec des acteurs de type Facebook ou Google capables de négocier des accès privilégiés à leurs services auprès des grands opérateurs comme Orange, Free, Bouygues Telecom ou SFR. »

Les abonnés peuvent être manipulés dans leurs usages.

La neutralité a déjà été écornée dans des conflits entre fournisseurs d’accès et de services. Les FAI voient ces grandes plateformes d’un mauvais œil. Selon eux, leurs contenus circulent et congestionnent les tuyaux mais ne paient pas pour ce droit de passage : seul l’internaute paye. Au début de l’année 2013, Xavier Niel – patron de Free – bloque les publicités de Google pour ses abonnés et réduit le débit des vidéos YouTube, également propriété de l’entreprise américaine. L’objectif : contraindre Google à réaliser des investissements dans les infrastructures d’interconnexions. Le blocage de publicités pourrait ici sembler anodin, voire salutaire. Mais un opérateur devrait-il choisir ce qu’un abonné a le droit de voir ou non ? « Niel reconnaît détenir ce pouvoir et a pu l’utiliser comme une arme », dénonce Stéphane Bortzmeyer.

En plus d’être parfois instrumentalisés dans des guerres commerciales, les abonnés peuvent être manipulés dans leurs usages. « Pendant longtemps, des opérateurs européens bloquaient le trafic vers Skype », raconte Laure de La Raudière, présidente de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep). En 2012, un rapport du Berec (2) épinglait cette pratique. Les acteurs en cause justifiaient cette « gestion » du trafic comme une simple mesure pour éviter la saturation. Un argument peu audible quand Skype constituait à l’époque une alternative populaire pour téléphoner à bas prix et donc concurrençait directement les opérateurs. L’utilisateur constate seulement la lenteur d’un service et peut s’en détourner. Parfois sans avoir conscience de la supercherie.

Aujourd’hui, les atteintes les plus grossières en matière de neutralité tendent à disparaître. En 2015, le règlement européen sur l’Internet ouvert consacre le principe. « Cette législation l’inscrit dans le marbre », se félicite Bastien Le Querrec, de la Quadrature du net, association de défense des libertés. Pour lui, revenir sur ce texte semble difficilement envisageable : « Il faudrait repasser par un règlement européen, donc mettre tout le monde d’accord, la Commission, les États, le Parlement. » Ce principe étant bien respecté en France et en Europe, la Quadrature a arrêté de se focaliser sur cette problématique. Mais elle ne baisse pas la garde pour autant : « Les discours contre la neutralité ont toujours cours, il ne faut pas faire comme s’ils n’existaient pas. »

Une vigilance partagée par Stéphane Bortzmeyer. « Accepter ces discours sans broncher, c’est préparer des violations plus graves. » Surtout quand l’un des plus grands contempteurs du principe de neutralité est Stéphane Richard, patron d’Orange. « La fin de la neutralité du Net est une obligation », déclarait le chef d’entreprise sur BFM Business en 2017. Il voit dans cette impartialité une « ennemie de l’innovation ». Une contrevérité, selon le membre de l’Afnic : « S’il n’y avait que des Stéphane Richard en France, un concurrent de YouTube n’aurait aucune chance d’exister. »

Il n’y a jamais d’atteintes massives, seulement de petites sournoiseries.

Plus récemment, et malgré le règlement européen, le premier confinement et l’augmentation des flux de données avaient fait redouter un non-respect de l’impartialité des FAI. « En cas de saturation, les opérateurs n’excluent pas de privilégier les usages professionnels en diminuant la bande passante des sites de divertissement », indiquait Le Journal du dimanche au tout début de l’épidémie. Une pratique illégale, finalement évitée. Par ailleurs, la consommation énergétique induite par le streaming vidéo sert de plus en plus à justifier un discours critique de la neutralité.

Aujourd’hui, l’Arcep veille au bon respect de ce principe. Avec le vote de la loi pour une République numérique en 2016, le régulateur peut réprimer les manquements à la neutralité du Net. En partenariat avec la Northeastern University de Boston, l’Arcep a développé Wehe. Cette application fonctionne comme une sonde et permet de vérifier si des flux sont bloqués ou ralentis sur un réseau. Plus de 615 000 tests ont été réalisés en France depuis son lancement en novembre 2018. « L’application n’a pas détecté de blocage ou de bridage en France », notifie Laure de La Raudière. « Ce n’est pas parfait, mais ça participe à une surveillance des pratiques des opérateurs », salue Stéphane Bortzmeyer, qui précise : « L’une des choses les plus importantes, c’est l’information. Les atteintes à la neutralité se font généralement en douce. Mais il faut aussi des gens avec les compétences et une expression politique libre. » Outre ces tests et ces enquêtes de l’autorité indépendante, des internautes expérimentés peuvent contacter le régulateur via la plateforme « J’alerte l’Arcep ». Ce système de -signalement a même conduit à constater une difficulté d’accès… à la plateforme d’alerte elle-même sur le réseau d’un FAI, sans dévoiler lequel cependant.

Récemment, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée en faveur d’une interprétation stricte de la neutralité à propos de forfaits « zéro rating ». « Une partie du trafic, sur des applications sélectionnées par un fournisseur d’accès, n’est pas décomptée des données consommées. Si cette pratique tend à favoriser un usage plutôt qu’un autre, c’est une atteinte à la neutralité du Net », explique Laure de La Raudière.

« Il n’y a jamais d’atteintes massives, seulement de petites sournoiseries. Pas de grands débats sur la neutralité du Net, pas de réveil des consciences », s’inquiète Emmanuel Bourguin, vice–président du French Data Network (FDN), un FAI associatif. « Un jour, personne ne réagira », s’inquiète-t-il avant de poursuivre : « Il y a une tendance de fond à vouloir faire plier l’Internet, et pas dans le sens de l’intérêt général. L’information passe de moins en moins par la télévision ou la presse papier et de plus en plus par les réseaux. Pourtant, nous nous sentons moins touchés quand l’information se retrouve manipulée sur Internet. »

Le réseau des réseaux a sans doute constitué un bond sans commune mesure dans l’accès au savoir. Paradoxalement, et sans une compréhension plus éclairée du continent Internet par ses utilisateurs, les câbles qui nous relient pourraient bien devenir des chaînes.


(1) Domain Name System, qui permet de simplifier l’accessibilité d’une adresse web.

(2) Organe des régulateurs européens des communications électroniques.

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