Quand le nucléaire affirmait sauver le climat

L’industrie électronucléaire s’est imposée en France à la faveur des chocs pétroliers. Mais, auparavant, l’argument des faibles émissions de gaz à effet de serre était déjà déployé par les politiques et les lobbyistes.

Christophe Bonneuil  • 1 décembre 2021
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Quand le nucléaire affirmait sauver le climat
La salle de contrôle du réacteur Phénix, à Marcoule, dans le Gard, en 1973.
© AFP

e nucléaire a pour lui d’être une énergie propre, à laquelle […] l’effet de serre devrait donner un nouvel essor. » Est-ce une punchline du discours du président Macron, annonçant la relance du nucléaire le 9 novembre 2021 ? Non. Cette tirade est signée Marcel Boiteux, fervent capitaine de l’industrie nucléaire française… en 1989 (1) ! Bien avant qu’Emmanuel Macron n’accède à l’Élysée avec un lobbyiste d’Areva dans ses bagages, bien avant l’association Sauvons le climat, créée en 2005 par le lobby nucléaire…

Cela fait en réalité trois quarts de siècle que les atomistes affirment nous sauver du réchauffement de la planète, avec les résultats que l’on sait. Aux États-Unis, les travaux sur le cycle du carbone et l’effet de serre alimentent des débats dès les années 1950. Dans le même temps, les atomistes, la main sur le cœur, se penchent au chevet de la Terre pour insister sur les limites de ses ressources en carburants fossiles, mais aussi sur le fragile équilibre de son climat menacé par l’effet de serre (2). D’ailleurs, l’Atomic Energy Commission finançait les travaux de King Hubbert sur le pic pétrolier…

En France, c’est en 1968 que les hautes sphères de l’administration et du secteur de l’énergie commencent à se préoccuper des nuisances comparées des déchets nucléaires qui débordent et de « l’augmentation du gaz carbonique dans l’ensemble de l’atmosphère, qui pourrait, dans une décennie ou un demi-siècle, commencer à poser des problèmes de modifications globales du climat terrestre ». Le même Marcel Boiteux (alors PDG d’EDF) voyait dans le risque climatique « un argument en faveur des déchets nucléaires, parce qu’ils sont solides, vitrifiés et n’encombrent pas l’atmosphère de gaz carbonique ». Son compère Pierre Guillaumat, PDG d’Elf (aujourd’hui TotalEnergies), participait à la discussion et «[ses] conclusions personnelles rejoign[ai]ent celles de M. Boiteux » sur la nécessité de développer l’énergie nucléaire (3).

Dans la France des années 1968-1973, la question de l’effet de serre causé par la combustion des énergies fossiles et la perspective d’un réchauffement du climat est un signal encore modeste par rapport à d’autres enjeux environnementaux de l’époque. Mais l’alerte climatique émerge. Tous les grands experts et dirigeants du secteur énergétique sont au courant et en font un argument en faveur de l’énergie nucléaire. Ainsi, en 1973, Pierre Piganiol, dirigeant de la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST, ancêtre du ministère de la Recherche), affirme que, si les prévisions du Club de Rome sur les limites des ressources ne lui semblent pas farfelues, « il y a un point pour lequel [il] ne voi[t] pas de solution. Tant que nous utiliserons des combustibles fossiles, charbon, pétrole, nous ferons du gaz carbonique […] ; ce qui est grave, c’est que ce gaz carbonique a une absorption infrarouge et nous ne savons pas [dans quelle mesure] l’augmentation de sa teneur dans l’atmosphère, qui est déjà de l’ordre de 30 % […], peut modifier les climats ». La solution ? Le recours « à l’énergie atomique bien sûr (4) ».

C’est aussi ce qu’affirme Claude Destival, ingénieur des Mines et rapporteur général de la commission de l’énergie du VIe Plan, la même année : « C’est l’accroissement de la teneur en gaz carbonique qui peut modifier le plus sensiblement l’équilibre thermique de la Terre, par l’effet de serre qu’il crée […]. La production de gaz carbonique est liée à l’utilisation d’énergie fossile ; il s’agira donc d’apprécier si l’on dépassera le seuil tolérable avant que la consommation de combustibles fossiles ne régresse pour faire place au nucléaire ; s’il en allait ainsi, ce serait une raison de plus pour accélérer cette évolution vers le nucléaire et résoudre ainsi ce problème (5). »

Puis, en octobre 1973, vint le choc pétrolier. Devant la montée des prix des carburants et la dégradation de la balance commerciale, le plan Messmer du tout-nucléaire fut lancé sans qu’il soit encore nécessaire de le légitimer par le risque de réchauffement climatique. Bilan de ce coup de force des années 1970 : nous avons eu en France le nucléaire et l’essor de notre empreinte carbone.

Comment faire pour que l’histoire ne se répète pas et que l’avenir ne soit pas la combinaison d’un désastre climatique et d’une impasse nucléaire ?

Par Christophe Bonneuil Historien au CNRS, rattaché au Centre de recherches historiques (EHESS) et membre de la revue terrestres.org

(1) Marcel Boiteux, 14e conférence mondiale de l’énergie, 1989.

(2) « La “transition énergétique”, de l’utopie atomique au déni climatique. USA, 1945-1980 », Jean-Baptiste Fressoz, à paraître dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine.

(3) Premier Colloque international sur l’aménagement du territoire et les techniques avancées. Gif-sur-Yvette, 25-30 mars 1968, t. III. « Énergie et ressources naturelles », La Documentation française, 1968.

(4) Pierre Piganiol, interviewé dans l’émission « La France défigurée », le 1er juillet 1973, à l’occasion du colloque international « Les industriels et l’environnement ». À noter qu’il est aussi conseiller scientifique de Saint-Gobain, acteur industriel clé de la filière nucléaire.

(5) Claude Destival, « Électricité 2000. Symposium : Énergie, an 2000 », Revue française de l’énergie, vol. 24, no 249, janvier 1973.

Publié dans
Le temps du climat
Temps de lecture : 5 minutes
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