Entre Frontex et les ONG : la bataille du ciel

Les associations qui portent secours aux migrants se sont dotées d’avions et de drones pour renforcer leur action. Mais les budgets croissants alloués aux agences européennes permettent à ces dernières d’assurer une surveillance aérienne accrue.

Cy Lecerf-Maulpoix  • 19 janvier 2022
Partager :
Entre Frontex et les ONG : la bataille du ciel
Lors d’une opération aérienne du Seabird. Crédit : moonbird -rb-lcg-pplinwater

Le soleil levant rougeoie à l’horizon dans le petit aéroport de l’île italienne de Lampedusa, située entre la Tunisie et la Sicile. Les trois membres de l’équipage du Seabird, l’avion de l’organisation allemande Sea-Watch piloté par l’ONG suisse Humanitarian Pilots Initiative (HPI), s’engagent sur les pistes. Le tarmac est quasi désert, à l’exception de l’hélicoptère noir et jaune de Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, qui vrombissait la veille au-dessus l’île.

Le vent fort est enfin tombé. « C’est un jour où l’on peut s’attendre à de nombreux bateaux », commente Olivier, ancien pilote de ligne d’Air France, désormais formateur et pilote pour HPI, chargé de vérifier l’état de l’avion avant de le conduire pendant sept heures. Pour effectuer une mission de cette durée et économiser le fuel, l’appareil n’accueille aujourd’hui que quatre personnes. Paires de jumelles, tablettes électroniques, caméra et appareil photo doté d’un zoom longue distance complètent l’attirail nécessaire à la mission. À 8 h 30, le Seabird s’élève. Il restera entre 300 et 500 mètres au-dessus du niveau de la mer afin de conserver une altitude propice au repérage d’embarcations.

Ce matin, la mer gris bleu se fond presque complètement dans l’horizon brumeux, alors que l’appareil traverse la zone SAR (Search and Rescue, « recherche et sauvetage ») maltaise avant de parvenir dans la SAR libyenne. Depuis les années 1980, la Méditerranée est divisée en zones de recherche et de sauvetage à la charge des pays qui la jouxtent, comme l’Italie, la Grèce ou Malte. Ces derniers ont la responsabilité de ramener, selon le droit maritime international, les personnes et les embarcations en situation de détresse dans un port sûr. En dépit des risques de sévices, de torture ou d’esclavage encourus par les migrants en Libye, le pays dispose d’une SAR depuis juin 2018, reconnue par l’Organisation maritime internationale et soutenue structurellement et financièrement par l’Italie et l’Union européenne. Le financement d’un centre de coordination de recherche maritime à Tripoli et de services de garde-côtes chargés de ramener les personnes en Libye a été maintes fois épinglé par différents médias et ONG (1). Un processus qui raconte l’externalisation du contrôle des migrations et la dissimulation du rôle des pays européens dans le refoulement de milliers de personnes chaque année.

Donner l’alerte et témoigner

La mission entreprise par le Seabird se déroule par conséquent dans la zone de recherche où les risques d’interception par les garde-côtes libyens sont les plus grands. L’avion prévoit ainsi de serpenter dans les airs, en restant en contact étroit avec une équipe basée à Berlin, mais aussi avec le réseau Alarm Phone (2), qui communique des informations permettant la localisation d’embarcations en détresse. Ce matin, les bateaux sont très nombreux.

En bougeant ses ailes, le Seabird indique aux bateaux perdus la direction des côtes italiennes.

Distinguer un bateau de migrants n’est pas toujours facile depuis les airs, notamment lorsqu’il s’agit de petites embarcations de bois qui peuvent ressembler à des bateaux de pêche. La forme, la couleur, le nombre de personnes à bord, la rapidité de l’embarcation sur l’eau sont des éléments déterminants. Dans les heures qui suivent, le Seabird repère ainsi un bateau perdu et lui indique la direction des côtes italiennes en se penchant successivement à gauche et à droite avec ses ailes, traçant une sorte d’oscillation dans les airs perceptible depuis la mer.

Le Seabird alerte également les centres de coordination de secours en mer, des navires d’ONG ou de marine marchande susceptibles de ramener plusieurs embarcations vers les côtes italiennes avant l’arrivée des garde-côtes libyens. «Des airs, tu vois beaucoup de choses, mais tu ne peux pas agir directement,explique Chloe, chercheuse et membre de longue date de Sea-Watch. Le mieux que tu puisses faire est de mettre la pression sur d’autres acteurs. »

Vers onze heures, des informations transmises à l’équipage indiquent la présence d’une embarcation dans une zone survolée par un drone, et la probabilité que cette information ait été rapidement transmise aux garde-côtes libyens. Un dialogue débute avec le navire de l’organisation, le Sea Watch 4, également en mer. À notre arrivée sur la zone, les garde-côtes sont déjà présents et sont parvenus à intercepter le bateau, avec une cinquantaine de personnes à son bord. Certaines se sont jetées à l’eau pour rejoindre le navire de l’ONG en approche. Il s’agit alors de filmer et de prendre des photos depuis les airs pour consigner, garder trace de ce qui se déroule, notamment en cas de sévices ou de violences commises par les garde-côtes. Dans ce cas précis, les personnes repêchées par l’équipage du Sea Watch 4 sont saines et sauves tandis que celles sur le ponton du bateau des garde-côtes seront ramenées en Libye.

Aux alentours de midi, plusieurs embarcations dégonflées ou des carcasses de bateaux brûlées flottent, encore fumantes, sur la mer, comme autant de vestiges des nombreuses interceptions et destructions de moteurs par les garde-côtes libyens. Après presque six heures de mission, l’appareil reçoit une nouvelle information : un cas de détresse, très proche des côtes libyennes. Moins autonome que les drones, qui peuvent patrouiller plus d’un jour entier, le Seabird doit se résoudre à faire demi-tour. Le fioul viendrait à manquer, car il faut prévoir plus d’une heure de voyage retour. Sur le trajet, même si la chaleur dans l’avion encourage l’assoupissement, la concentration reste maximale afin de pouvoir donner l’alerte si des personnes en détresse sont aperçues.

Des agences à gros budgets

Raconter le rôle des agences de l’Union européenne dans l’édification de la surveillance de l’espace méditerranéen permet de comprendre l’importance actuelle des missions aériennes menées par le Seabird. Comme l’explique Matthias Monroy, ancien assistant parlementaire, activiste et auteur d’un site très fourni sur les questions de surveillance (3), «trois agences gèrent actuellement les questions de sécurité et de surveillance en mer Méditerranée : Frontex, l’Agence -européenne pour la sécurité maritime (AESM) et l’Agence européenne de contrôle des pêches (AECP). Chacune dispose de compétences particulières, elles sont donc régulièrement amenées à collaborer». La plus active et la mieux dotée reste Frontex, avec un budget de 544 millions d’euros en 2021, ses propres équipements (navires, avions, véhicules) et un corps permanent de 5 000 agents (10 000 sont prévus d’ici à 2027).

La constitution de la SAR libyenne, en 2018, a été l’occasion pour l’agence de tester son service de surveillance aérien en collaboration avec les pays européens, mais aussi avec les garde-côtes libyens, susceptibles pourtant d’envoyer les migrants dans l’enfer maintes fois dénoncé des prisons de leur pays.

Depuis 2018, les budgets alloués à la surveillance aérienne n’ont fait qu’augmenter. Rien qu’en 2021, au moins 84 millions d’euros auraient été dépensés sous la forme de contrats passés avec différentes compagnies aériennes. Il s’agirait actuellement d’un sixième du budget total de l’agence européenne. Et les hélicoptères ou les avions ne sont pas les seuls appareils de surveillance des frontières à être apparus dans les airs au cours des années précédentes. Depuis 2016, comme le rappelle -Matthias Monroy, l’AESM et Frontex auraient déboursé pas moins de 300 millions d’euros pour faire des eaux internationales un terrain d’expérimentation pour l’utilisation de drones à moyenne altitude, avant qu’ils puissent être déployés aux frontières terrestres.

Frontex s’intéresse à la technologie depuis 2009. Après plusieurs tests menés en Crète et en Sicile, en 2018, en collaboration avec Airbus et la société publique Israel Aero-space Industries (IAI), Frontex leur commande, deux ans plus tard, pour un montant de 50 millions d’euros, son premier drone, un Heron, qui survolait très certainement les airs au moment de la mission du Seabird rapportée plus haut. Ce modèle, muni de caméras thermiques et électro-optiques, utilisé en Afghanistan ou dans les territoires palestiniens pendant l’attaque contre Gaza fin 2008, a été installé par Frontex à Malte en mai 2021.

Frontex collabore avec les garde-côtes libyens, susceptibles d’envoyer les migrants en prison.

Un autre modèle, le Hermes 900, notamment utilisé par les forces israéliennes au Liban et à Gaza, avait ainsi été commandé en 2020 pour le même montant à la compagnie d’armement israélienne Elbit Systems (accusée de crimes de guerre et de violations des droits humains). Il devrait être chargé de nouvelles missions de surveillance dans l’espace méditerranéen en 2022.

Plus récemment encore, le 20 octobre 2021, l’entreprise portugaise Tekever, associée à une filiale du Centre national d’études spatiales français, annonçait avoir conclu un contrat de 30 millions d’euros avec l’AESM pour faire voler un drone pendant quatre ans, qui devrait remplir des missions pour Frontex. Ce drone serait également équipé de bateaux gonflables susceptibles d’être déployés depuis l’appareil pour « secourir les personnes » lors de missions de recherche et de sauvetage (4). Une information qui laisse songeur au regard des politiques migratoires européennes. Car le renouvellement de contrats toujours plus importants et le fourmillement de programmes de recherches menés par l’agence indiquent qu’il ne s’agit ici que de la pointe visible de l’iceberg dans la création d’un véritable mur de surveillance aérien dans l’espace méditerranéen.

Déploiement technologique

Outre les drones, des tests impliquant deux aéronefs (ou zeppelins) de 35 mètres de long utilisés par Frontex et les garde-côtes grecs ont également été menés autour d’Alexandroupoli et des îles Samos et Limnos depuis 2019. Issus de l’armement, désignés pour intercepter, traquer des véhicules, des navires ou des missiles, ils peuvent rester dans les airs plus de quarante jours et sont équipés d’un radar, de caméras thermiques et d’un système d’identification. D’après un appel à projets de juin 2021, l’agence souhaiterait également étendre sa surveillance en sollicitant les compagnies impliquées dans la construction de HAPS (High Altitude Pseudo Satellites),comme Airbus ou Thales. Ces dernières ont développé des appareils capables de naviguer dans la stratosphère et d’agir comme un chaînon manquant entre les drones de moyenne et basse altitude et les satellites déjà utilisés par l’agence.

Pour le moment, les États n’ont pas osé s’attaquer à ces nouveaux modes de sauvetage.

Ce déploiement technologique sans précédent conjugué à la criminalisation des acteurs de la société civile présents en mer Méditerranée depuis 2018 encourage les ONG à investir de plus en plus massivement les airs depuis quelques années. -Simultanément à la -collaboration entre Sea-Watch et HPI, l’organisation française Pilotes volontaires collabore ainsi régulièrement avec des organisations comme Open Arms ou SOS Méditerranée. Pour Chloe, qui a rejoint la section aéroportée de Sea-Watch en 2019 après un temps passé sur les bateaux, «il était de plus en plus difficile pour les bateaux de la société civile de prendre la mer en 2018, en raison des menaces qui pesaient sur les ONG. Les seuls acteurs disponibles restaient les avions». Pour le moment, les États n’ont pas osé s’attaquer à ces nouveaux modes de sauvetage des migrants en détresse.

Les premiers vols de Sea-Watch et d’HPI ont débuté en 2017 avec l’achat du Moonbird, piloté par des professionnels retraités ou en congé. Très vite épuisé par le nombre de missions et les conditions climatiques et météorologiques en Méditerranée, cet avion a été remplacé par le Seabird, acheté en 2020. Cela a permis d’allonger le temps des missions et d’embarquer une personne de plus à bord.

En partie financée par Sea-Watch, l’organisation SearchWing (5) a effectué, en septembre et octobre 2021, des tests de drones de petite taille depuis le Sea Watch 3. «Ces drones sont destinés à trouver des embarcations autour de nos propres bateaux, notamment quand les conditions météorologiques ne sont pas favorables », explique Felix Weiss, porte-parole de Sea-Watch et responsable des opérations aériennes. Ce dernier envisage très prochainement l’achat d’un nouvel appareil qui permettrait de conduire encore plus de missions au printemps 2022. Dans ce combat de David contre Goliath, la guerre des airs ne fait que commencer.

Article publié conjointement avec Basta !


(1) « Financement des garde-côtes libyens : trois ONG portent plainte auprès de la Cour des comptes européenne », www.infomigrants.net, 28 avril 2020.

(2) alarmphone.org

(3) digit.site36.net

(4) « Tekever Signs Maritime Surveillance Contract with EMSA », www.navalnews.com, 20 octobre 2021.

(5) « SearchWing.org. A model aircraft to safe lives », sea-watch.org

Société
Temps de lecture : 11 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don