Après le rapport Sauvé, les catholiques tentés par la mauvaise foi

Près de six mois après le rapport Sauvé sur les abus sexuels dans l’Église, les fidèles restent embarrassés, et souvent dans le déni. Propos recueillis à la sortie de la messe.

Jean-Claude Renard  • 16 février 2022 abonné·es
Après le rapport Sauvé, les catholiques tentés par la mauvaise foi
À Lourdes, le 6 novembre 2021, des membres du collectif De la parole aux actes manifestent pendant l’assemblée des évêques de France.
© Lilian Cazabet / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), dirigé par Jean-Marc Sauvé, n’en finit pas de bouleverser l’Église. Il y a de quoi, quand ses conclusions portent à 330 000 le nombre des victimes de 1950 à aujourd’hui. Constat effrayant, pourtant remis en cause par certaines hautes personnalités de l’Académie catholique de France. Huit d’entre elles reprochent à la commission sa méthodologie pour recenser le nombre de victimes. Elles avaient élevé la voix fin novembre, précédant l’annulation d’une audience auprès du pape pour les rédacteurs de ce rapport, en présence de Jean-Marc Sauvé.

Ce dernier a réagi en produisant trois documents sur sa méthodologie (lire Politis n° 1687) et en intervenant dans les médias pour justifier ses travaux. Mais une nouvelle audience au Vatican n’est toujours pas au programme du pape François, malgré l’étendue des révélations sur ce qu’on peut nommer un crime de masse. En attendant, les fidèles se posent des questions. Ou pas.

« On ne se sent pas concerné, dit une femme au sortir de la messe, un dimanche matin, sur le parvis d’une église parisienne. On a sûrement beaucoup exagéré les chiffres pour faire mal. Nous, en tout cas [serrant contre elle trois enfants], on n’a jamais rien entendu de tel. » Pour une autre fidèle, « c’est beaucoup d’encre, ça n’intéresse que les médias », balayant le sujet d’un revers de la main très agacé. Pour une autre encore, « c’est compliqué d’en parler. On ne sait rien. Ce sont des accusations. Est-ce qu’elles sont fondées ? Ça me paraît beaucoup. Et le chiffre est beaucoup trop rond pour être vrai. C’est trop facile de nous attaquer comme ça ». Le « sans commentaire » domine.

Avant cela, l’Église était déjà consciente de ces problèmes.

D’autres fidèles sont plus diserts, plus enclins à s’exprimer. « Je reste choqué, mais pas étonné, confie Michel (1), ancien policier à la brigade criminelle, diacre dans une église du XIe arrondissement parisien. Avec beaucoup d’écœurement. Je savais déjà quels étaient les faits, quels étaient les actes couverts par les hiérarchies, sans que des comptes ne soient rendus. » Pour Marc, résident parisien, « c’est une bonne chose que les grandes lignes [du rapport] soient transparentes pour le public ». Pour Vincent, également parisien et fervent catholique, « c’était tout de même fort de confier cette étude à une personne quasi incontestable [Jean-Marc Sauvé est haut fonctionnaire de la République, ancien vice-président du Conseil d’État, NDLR], qui a réussi à mener un travail remarquable, sur du long terme. C’est un rapport courageux et sans concession ». Philippe, catholique pratiquant, installé dans le Loir-et-Cher, partage le même avis : « On peut saluer ce rapport dans la mesure où il est indépendant, responsable et courageux. Les résultats m’ont tout de même surpris par l’ampleur des chiffres. »

Marie-Catherine, en Touraine, active dans une aumônerie, n’est pas vraiment « tombée de haut. J’ai lu le rapport sans me pencher sur la question de très près. Les chiffres sont hallucinants, sans m’étonner. Dans notre département, on avait plusieurs échos de certaines familles où les choses ne se passent pas de façon normale, avec des abus sur des enfants dans tous les milieux, récurrents, un peu partout. Notre curé a été averti et a mis en place quelques règles pour éviter toute suspicion : pas de contact direct avec les enfants, des confessions au sein de l’église et jamais dans un endroit fermé, on ne serre pas la main, on n’embrasse pas. C’est un curé qui, à l’évidence, a été mis en garde par le diocèse. »

Philippe reprend sur l’accueil du rapport Sauvé, déplorant qu’il soit si présent « dans les journaux, sans que l’on parle de situations dramatiques à l’intérieur d’autres institutions. Pourquoi serions-nous les seuls à faire cet examen ? Dans ce sens, le rapport est un bon exemple à suivre, avec la transparence nécessaire. Chaque institution devrait savoir prendre du recul. Du coup, ma foi en est ressortie confortée, parce que, justement, l’Église a su faire sa propre critique, avec beaucoup de maturité ».

Vincent renchérit : « Toutes les institutions ne pratiquent pas cet examen de conscience, du moins, toutes celles qui accueillent des enfants. L’Église est bien la seule à l’avoir fait. Ce ne sont pourtant pas les scandales qui manquent, ici ou ailleurs. » Si l’Église est la seule grande institution à avoir fait cet examen de conscience, rappelons que ce rapport a été établi par une commission indépendante, menée depuis l’extérieur. C’est, au reste, ce que reproche notamment certains membres de l’Académie catholique : son indépendance !

Pour répondre aux polémiques sur le nombre de victimes, Philippe avance un avis : « On a salué la transparence dans la publication des chiffres, ayons la même clarté, le même regard pour accepter la critique. Il ne s’agit pas de nier le problème. Les souffrances sont toujours présentes. Ce n’est pas une raison pour effrayer plus qu’il ne faudrait. En tout cas, ce rapport ne change rien à mon regard. L’Église est composée d’êtres humains, avec leurs faiblesses et leurs forces. Sans vouloir cacher des faits atroces. Si l’on regarde de près, il existe aussi des choses très positives au sein de l’Église pour accompagner les fidèles au quotidien. Ça ne change rien pour moi. Parce que l’on savait que cela existait. J’ai toujours été méfiant, à ne pas vouloir confier spontanément mes cinq enfants à n’importe qui. Et je fais néanmoins totalement confiance à l’Église et aux prêtres qui la composent, comme devrait le faire tout parent qui confie son gosse à un éducateur. »

Marc ajoute : « Ce rapport a un peu changé mon regard sur l’Église, mais pas tant que ça. D’abord, parce que ni moi ni mon entourage n’avons été touchés par ces crimes qu’on observe dans toutes les institutions, qu’il s’agisse de l’Église, de la jeunesse et du sport ou de l’Éducation nationale. C’est un ensemble. À partir du moment où l’on confie son enfant au scoutisme ou bien à une colonie de vacances, c’est pareil. On ne voit pas ses enfants huit heures par jour ! Il ne faut pas casser du sucre sur le dos de l’Église continuellement. Il existe beaucoup de gestes déplacés dans d’autres milieux, dont on ne parle pas. Mais certes, je serai plus attentif à l’avenir. »

La place des laïcs reste insuffisante. Le contrôle de l’Église ne doit pas seulement être interne.

D’un propos à l’autre, les travaux de la commission Sauvé ébranlent à peine les fidèles. Quoique. Marie-Catherine s’explique : « Ce rapport ne m’a pas bouleversée outre mesure. Je sais ce que peut apporter la foi dans un projet de vie, sans que ce projet de vie nous pousse à être au-dessus de tout le monde. Avant cela, l’Église était déjà consciente de ces problèmes. On avait tous ce sentiment. Le rapport est peut-être un pavé dans la mare, avec des chiffres, mais ce ne sont pas les cas qui manquent, dont parlent les actualités. Même autour de moi. Et je reste très profondément catholique. Vu le travail des prêtres, cela ne change rien à mes convictions, et mes enfants sont toujours inscrits au catéchisme ou au scoutisme. Des précautions ont déjà été mises en place pour les enfants. Je pense que c’est la génération des 35-50 ans qui a été le plus touchée. J’en ai parlé à mes enfants, avec les mots qu’il faut, sur ce qui pourrait leur sembler bizarre dans les comportements. »

Au-delà des actes de pédophilie, reprend Marie-Catherine, « l’Église doit faire le ménage pour beaucoup de choses. Sur la manière de pratiquer, sur les fidèles qui aujourd’hui virent intégristes. Il s’agit de dire “maintenant, ça suffit”. Il suffit de dire et redire la parole du Christ. J’ai l’impression que l’Église devient intégriste et qu’elle se referme sur elle-même. Le rapport Sauvé devrait l’inciter à agir dans plusieurs directions. La vaccination contre le covid en est un exemple, puisque beaucoup de personnes refusent de se faire vacciner au motif que Dieu pourvoira aux besoins. On remet notre vie entre les mains du Christ ! On tombe dans l’obscurantisme, avec des gens qui pensent être au-dessus de tous les autres. C’est valable pour la pédophilie, mais pas seulement. »

Ce que l’on peut redouter, craint Marie-Catherine, c’est que le rapport Sauvé « aboutisse à une espèce d’entre-soi complètement fermé, empêchant de voir le mal qu’il y a au milieu d’elle ». Marc, lui, se plaît à rappeler Jean-Jacques Rousseau : « “Ce n’est pas l’homme qui est mauvais, c’est le système qui l’a corrompu”. Et le système religieux doit être revu, comme pour toute institution, qui demeure un État dans l’État. »

Cela pourrait être une conséquence du rapport de la Ciase, comme le réclament des membres du clergé et des laïcs. « L’institution n’est pas forcément mauvaise. L’Église laisse une grande place aux laïcs, mais celle-ci reste insuffisante, renchéritVincent. C’est à eux d’occuper davantage l’espace. Le contrôle ne doit pas seulement être interne. » C’est ce que prône la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église.

(1) Le prénom des interlocuteurs a été changé à leur demande.

Société
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