Pierre Bourdieu, scientifique militant

Spécialiste du sociologue et coéditeur de son dernier cours au Collège de France, qui paraît aujourd’hui, Julien Duval souligne l’acuité de la pensée bourdieusienne, vingt ans après la disparition du chercheur.

Olivier Doubre  • 23 février 2022 abonné·es
Pierre Bourdieu, scientifique militant
© ULF ANDERSEN / Aurimages via AFP

Chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique, Julien Duval est l’un des principaux éditeurs des cours au Collège de France de Pierre Bourdieu (1930-2002), dont L’Intérêt au désintéressement, qui vient de paraître, sera le dernier opus. Il a également codirigé, avec ses collègues Johan Heilbron et Pernelle Issenhuth, un volume remarquable qui revient sur les travaux, les stratégies de publication et les méthodes d’enquête, durant les années 1960, du laboratoire de recherche animé par Pierre Bourdieu, le Centre de sociologie européenne (placé au départ sous la direction de Raymond Aron au sein de la fameuse sixième section de l’École pratique des hautes études). À l’occasion des vingt ans de la disparition de Bourdieu (qui donnent lieu à une foison de publications), Julien Duval présente ici ce dernier cours et l’actualité du sociologue qui demeure le plus cité au monde, et fait du décryptage des mécanismes de domination dans la société contemporaine le cœur de son apport aux sciences humaines et sociales.

Avec ce sixième volume intitulé L’Intérêt au désintéressement (cours prononcé de 1987 à 1989), s’achève la publication des cours au Collège de France de Pierre Bourdieu, dont vous avez été l’une des principales chevilles ouvrières. Sur quoi porte cet ensemble de leçons et comment s’inscrivent-elles dans l’œuvre du sociologue ?

Julien Duval : Bourdieu a été élu au Collège de France début 1981. Il a d’abord donné, pendant cinq ans, un cours de sociologie générale. C’était une sorte d’exposé systématique de la théorie du monde social qu’il avait mise au point depuis ses premiers travaux dès les années 1960. Une chose très nouvelle dans ce cours, c’est qu’il se met à souvent parler de l’État. Il est de plus en plus sensible au fait que l’État intervient, directement ou indirectement, dans nombre de mécanismes sociaux. L’État est donc une institution sociale centrale. Le cours qui vient d’être publié intervient à ce moment-là : Bourdieu veut traiter de l’État mais il se méfie de cet objet très abstrait. Il se concentre provisoirement sur un point particulier : le discours du « service public » et du désintéressement. Il repère ce discours chez les juristes, les fonctionnaires, mais aussi dans les professions libérales, chez les sociologues… Tous ces groupes prétendent renoncer à leurs intérêts personnels pour servir le bien public. Doit-on les croire ? Est-ce que mettre en avant l’intérêt général ne leur permet pas de dissimuler les intérêts particuliers qu’ils servent en réalité ? Bourdieu va montrer que la question n’est pas de savoir s’ils sont sincères ou hypocrites. Il va montrer qu’historiquement la formation de l’État correspond à la constitution de petits mondes sociaux organisés autour de ce qu’il appelle un « intérêt au désintéressement ».

Si la sociologie de Bourdieu a un tant soit peu de force politique, n’est-ce pas d’abord parce qu’elle est scientifiquement très ambitieuse et solide ?

Vous avez codirigé un volume sur le travail durant les années 1960 du Centre de sociologie européenne, le laboratoire où Pierre Bourdieu prend des responsabilités importantes – jusqu’à rompre avec son fondateur, Raymond Aron, autour de mai 1968. Que montre cette « enquête sur les enquêtes » dirigées par Pierre ­Bourdieu (et ses collègues) ? Ces années sont-elles celles d’une autonomie conquise par l’auteur des Héritiers face au « mandarin » Raymond Aron ?

Bourdieu a produit une théorie du monde social. On a tendance du coup à le voir comme un théoricien, travaillant dans la solitude de son bureau. Nous avons pensé ce livre-ci pour montrer que cette théorie est vraiment inséparable des enquêtes, des recherches empiriques, très ambitieuses, qu’il a menées, animées ou dirigées. Elle y est née. Ces concepts paraissent parfois très abstraits quand on cherche à les définir. Mais ils visent d’abord à rendre compte et à expliquer les comportements observés dans les enquêtes que Bourdieu et son équipe réalisent alors, sur la photographie en particulier, le célibat, l’école, la fréquentation des musées… C’est là une autre caractéristique de la méthode de travail de Bourdieu : il a constitué un groupe de chercheurs autour de lui, presque comme cela peut se faire en médecine ou en biologie. Une personne seule ne peut pas réaliser ainsi des enquêtes aussi ambitieuses en sociologie. Mais Bourdieu a aussi su tirer parti des opportunités d’une époque, les années 1960, où il y avait un véritable intérêt des pouvoirs publics, et même d’entreprises privées, pour la sociologie. Or ces enquêtes demandaient de l’argent. Leurs sources de financement sont d’ailleurs rétrospectivement parfois surprenantes. Nous montrons cependant qu’une particularité des travaux de Bourdieu et de son équipe a été de développer simultanément une réflexion afin qu’ils ne tombent pas sous la coupe de leurs financeurs. Tout cela s’est effectivement passé dans un centre de recherche fondé par Raymond Aron. Le « mandarin » Aron, comme vous dites, n’avait certes pas beaucoup aimé Les Héritiers. Rappelons qu’il était aussi éditorialiste au Figaro… En mai 1968, la rupture entre les deux hommes sera violente. Pourtant, avant cette séparation, les relations n’ont pas toujours été si conflictuelles. Il y avait même entre eux, c’est certain, une estime mutuelle. Il ne faut pas oublier qu’ils ont eu la même formation : celle des normaliens philosophes. Aron était aussi très sensible à l’investissement de Bourdieu dans les enquêtes empiriques, car il pensait que ce travail était désormais nécessaire en sociologie. Mais il était trop vieux pour le mener lui-même.

Ces dernières publications ne soulignent-elles pas l’affirmation d’une nouvelle conception de la sociologie sous son impulsion, toujours aussi prégnante aujourd’hui et dont il demeure la figure principale ?

Oui, en un sens, les commémorations autour du vingtième anniversaire de sa disparition montrent que rien de vraiment très important ne s’est fait en sociologie depuis. Bourdieu reste le dernier grand sociologue généraliste et il est difficile aujourd’hui de faire de la sociologie sans se référer du tout à lui. Même en mal… L’un de ses premiers étudiants, Alain Accardo, comparait Bourdieu à Copernic ou Galilée. L’idée était de dire qu’il y a eu, à partir de Copernic, une révolution qui a donné naissance à la physique et à la science moderne. Et, à partir de la fin du XIXe siècle, une révolution un peu semblable, ou comparable, pour les sciences sociales : les phénomènes sociaux deviennent des objets d’investigation, de connaissance scientifique… Si on adhère à cette vision des choses, il est certain que Bourdieu est une figure importante de cette deuxième « révolution ».

Bourdieu a cette idée que nous occupons, tous, une position dans le monde social. Nous voyons le monde depuis cette position, mais qui a forcément des points aveugles, y compris pour le sociologue.

Un petit volume de textes plus courts de Bourdieu, Retour sur la réflexivité, que publient les éditions de l’EHESS, vient à nouveau illustrer sa méthode de recherche, qui « mobilise les outils de la sociologie contre le sociologue lui-même ». L’innovation majeure de la pensée bourdieusienne ne réside-t-elle pas justement dans cette volonté d’appliquer ces outils à sa propre recherche ? Mais aussi d’en contrôler les effets, sinon la réception ?

Oui, ce que vous formulez ici est rarement dit et me paraît très important. Dans le cours du Collège de France qui vient de paraître, Bourdieu parle à un moment des analyses que Durkheim, ce grand sociologue de la fin du XIXe siècle, proposait de l’État (et à la gloire de l’État). Bourdieu appréciait beaucoup Durkheim, mais là il est assez virulent. Au fond, ce qu’il lui reproche sur le sujet, c’est de manquer de réflexivité. Durkheim est fonctionnaire, développe une sociologie qui, dans le contexte de l’époque (la « question sociale », l’écrasement de la Commune, etc.), répond à une certaine demande politique : l’État ne peut pas être un objet neutre pour lui. Bourdieu a cette idée que nous occupons, tous, une position dans le monde social. Nous voyons le monde depuis cette position, mais qui a forcément des points aveugles. Dans cette perspective, il lui paraît indispensable que le sociologue mène un travail sur sa propre position, sur les points aveugles qu’elle implique. C’est même ce travail réflexif qui, à ses yeux, constitue l’une des grandes différences entre les analyses des sociologues et celles que nous produisons, tous, dans notre vie quotidienne pour tenter de comprendre ce qui se passe autour de nous.

Pierre Bourdieu reste certainement, d’abord, le sociologue de la domination. En quoi ces ouvrages, qui documentent l’histoire des sciences sociales en France, conservent-ils aujourd’hui une certaine « dimension militante » (comme vous le souligniez lors d’un récent colloque) ?

Je disais cela au sujet de notre livre sur les enquêtes du Centre de sociologie européenne des années 1960. C’était un peu aussi une plaisanterie. Nous avons assemblé un livre de sociologues sur des sociologues, ce qui est bien sûr aux antipodes de l’idée qu’on se fait d’un livre militant. Mais il y avait quelque chose de très sérieux derrière la plaisanterie. L’objet central du livre, c’est d’essayer d’approcher un « art de l’invention scientifique », comme le dit le titre. Or, pour les chercheurs tout au moins, il est très salutaire de faire ce retour en arrière dans les années 1960 : le livre essaie en effet de réfléchir à l’indépendance des chercheurs et aux conditions de leur créativité scientifique potentielle. Et des sociologues « militants » ne peuvent pas être indifférents à cette question. Si la sociologie de Bourdieu a un tant soit peu de force politique, n’est-ce pas d’abord parce qu’elle est scientifiquement très ambitieuse et solide ? L’engagement de Bourdieu en politique et son engagement dans la science sont liés. Son premier militantisme, d’une certaine façon, c’est un militantisme scientifique.

Julien Duval, sociologue au CNRS.

L’Intérêt au désintéressement. Cours au Collège de France (1987-1989) Pierre Bourdieu, Seuil, 400 pages, 26 euros.

Retour sur la réflexivité Pierre Bourdieu, Éditions de l’EHESS, 136 pages, 8 euros.

Idées
Temps de lecture : 9 minutes

Pour aller plus loin…

Qui a peur du grand méchant woke ?
Idées 29 octobre 2025 abonné·es

Qui a peur du grand méchant woke ?

Si la droite et l’extrême droite ont toujours été proches, le phénomène nouveau des dernières années est moins la normalisation de l’extrême droite que la diabolisation de la gauche, qui se nourrit d’une crise des institutions.
Par Benjamin Tainturier
Roger Martelli : « La gauche doit renouer avec la hardiesse de l’espérance »
Entretien 29 octobre 2025 libéré

Roger Martelli : « La gauche doit renouer avec la hardiesse de l’espérance »

Spécialiste du mouvement ouvrier français et du communisme, l’historien est un fin connaisseur des divisions qui lacèrent les gauches françaises. Il s’émeut du rejet ostracisant qui les frappe aujourd’hui, notamment leur aile la plus radicale, et propose des voies alternatives pour reprendre l’initiative et retrouver l’espoir. Et contrer l’extrême droite.
Par Olivier Doubre
Travailler, penser, écrire depuis les quartiers populaires
Idées 24 octobre 2025 abonné·es

Travailler, penser, écrire depuis les quartiers populaires

Face aux clichés médiatiques et au mépris académique, une génération d’intellectuel·les issu·es des quartiers populaires a pris la parole et la plume. Leurs travaux, ancrés dans le vécu, mêlent sciences sociales, luttes et récits intimes. Ils rappellent que depuis le terrain des quartiers on produit du savoir, on écrit, on lutte.
Par Olivier Doubre
Pourquoi les droits des animaux interrogent notre humanité
Droit 23 octobre 2025 abonné·es

Pourquoi les droits des animaux interrogent notre humanité

Depuis 2015, le code civil français reconnaît les animaux comme des êtres vivants doués de sensibilité. Une évolution en lien avec une prise de conscience dans la société mais qui soulève des enjeux éthiques, philosophiques et juridiques fondamentaux.
Par Vanina Delmas