Édouard Durand : « Protéger les enfants doit être une priorité »

Le coprésident de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants revient sur le dernier avis rendu public aujourd’hui.

Hugo Boursier  • 31 mars 2022
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Édouard Durand : « Protéger les enfants doit être une priorité »
© Le juge des enfants Édouard Durand au tribunal de Bobigny. Martin Bureau / AFP

Vingt préconisations, toutes « à hauteur d’enfant ». C’est l’ambition de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), formulée dans ses conclusions intermédiaires publiées ce 31 mars. Créée il y a un an à la suite des nombreuses révélations d’incestes par le hashtag #MeTooInceste, et le succès du livre de Camille Kouchner, La Familia Grande, la commission insiste sur la nécessité d’une culture de la confiance envers l’enfant. Pour y arriver : le repérage précoce, la formation, mais aussi des questions de fond sur la domination des corps et la société patriarcale, comme elle l’avait déjà souligné dans son premier avis rendu en octobre. Édouard Durand, juge des enfants depuis plus de quinze ans et coprésident de la Ciivise, espère aussi interpeller les pouvoirs publics. Pour que les questions liées aux violences contre les enfants soient présentes dans la séquence démocratique en cours.

En quelques mois, vous avez reçu plus de 11 000 témoignages. À côté de ce chiffre important, un autre, glaçant, est apparu : 70% des plaintes pour violences sexuelles infligées aux enfants sont classées sans suite. Que disent ces chiffres de nos institutions pour les personnes victimes ou proches de victimes ?

Édouard Durand : Ces chiffres décrivent un système d’impunité des agresseurs et des violeurs d’enfants. Mais le nombre d’enfants victimes d’agression sexuelle va bien au-delà car il y a beaucoup moins de plaintes que de faits réels commis. Il y a en France une sous-révélation massive de ces violences. D’une part, parce que le traitement judiciaire pose problème, au vu du nombre de classements sans suite constatés. D’autre part, les victimes ne disent pas toute l’horreur du réel effectivement éprouvé. Cet empêchement s’explique par ce que l’on appelle la « stratégie de l’agresseur », qui impose le silence et le secret. Il faut reconsidérer notre capacité à protéger et à prendre en compte la parole de l’enfant. Depuis plusieurs années, les discours antivictimaires ont conduit à inverser la crédibilité de l’enfant en le dépeignant comme corrupteur et menteur. Pourtant, dans l’histoire judiciaire, la parole de l’enfant a pu être considérée comme la preuve même de la commission des faits. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Qu’est-ce qui pousse la société à ne pas croire l’enfant ?

Pendant très longtemps, les humains ont pensé qu’ils devaient protéger seulement les enfants qui vivaient hors du foyer, c’est-à-dire l’orphelin ou le vagabond. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que, dans un contexte de lois sur le travail et l’école, l’enfant n’a plus été considéré comme un petit adulte travailleur mais un être à part entière. La capacité des humains à protéger des enfants de leur propre foyer, et plus précisément de leur propre père, a mis énormément de temps à se construire. Ce n’est que dans la première moitié du XXe siècle que l’on a commencé à penser la protection de l’enfant au sein du domicile parental. Puis arrivent les discours médicaux sur l’enfant pervers. Ils ont pour conséquence de cautionner le déni et de troubler le réel. Car c’est toujours plus facile de refuser d’entendre et de développer des stratégies d’invisibilisation de violences aussi terrifiantes que le viol des enfants. C’est dans ce contexte que naît le « syndrome d’aliénation parentale ». Ce concept, défini par le pédopsychiatre américain Richard Gardner en 1985 mais qui ne repose sur aucune base scientifique, considère que l’enfant est manipulé par sa mère lorsqu’il se plaint d’agression sexuelle par son père. Cette théorie rend impossible toute attitude protectrice à l’égard de l’enfant.

D’où la nécessité d’instaurer un « climat de confiance », comme vous le préconisez dans l’avis rendu public aujourd’hui…

Oui. Puisque l’agresseur plonge l’enfant dans le silence, il ne faut pas attendre qu’il parle. D’ailleurs, les enfants victimes d’inceste se dessinent souvent sans bouche. C’est donc à l’adulte et à tous les professionnels qui entourent l’enfant d’opérer un repérage précoce et systématique.

Pourquoi le repérage par signes, qui est la démarche classique pour cibler des enfants victimes de violences sexuelles, est-il insuffisant ?

Nous ne pourrons protéger ces enfants et lutter contre l’impunité des agresseurs que si nous adoptons un engagement plus volontaire. Le repérage par signes est limité car il repose sur un tableau clinique de l’enfant victime d’agressions sexuelles. Si à l’école, en colonies de vacances, dans les clubs sportifs, l’enfant change de comportement, s’il ne dort plus, ne joue plus, ne travaille plus, s’il s’isole, devient mutique ou agressif, l’adulte peut s’interroger sur ce comportement et se dire que quelque chose ne va pas. Mais tous les enfants ne montrent pas ces signes. Ni en même temps, ni de la même manière. Il faut donc un repérage précoce : des discussions plus courantes sur l’intime, la loi, la transgression, le corps qui permettent aux enfants de se sentir protégés. Tous les enfants victimes d’inceste nous l’ont dit : « J’avais peur qu’on ne me croit pas. » En tant que juge, je sais qu’un enfant ne va révéler des violences que dans cette confiance-là.

D’où le souhait de la Ciivise de créer une cellule d’entraide entre les professionnels pour éviter qu’ils se sentent trop isolés ?

Je tenais absolument, dans ces conclusions intermédiaires, à nous mettre à hauteur d’enfant. Il faut une cellule de soutien car être au courant de violences est anxiogène. Prenons le cas d’un médecin libéral : il est sidéré d’entendre l’enfant parler de son viol. Mais il est seul, dans son cabinet. Il doit pouvoir parler à des confrères pour l’aider, le conforter, car ce type de violences est très spécifique. D’où l’idée qu’elle soit pluridisciplinaire, avec un médecin, un juriste, un travailleur social… Et surtout : il faut sécuriser le médecin pour empêcher qu’il puisse être suspendu par son ordre professionnel pour avoir transmis le signalement au juge des enfants saisi du dossier – ce qui enfreindrait, selon l’ordre, le secret médical. Cette peur d’être pointé du doigt par la hiérarchie se révèle dans les chiffres : seulement 5% des signalements de violences sexuelles à l’égard des enfants viennent des médecins.

Vous insistez aussi sur la formation des policiers et des gendarmes qui reçoivent l’enfant. Pourquoi ?

Les violences sexuelles faites aux enfants et l’inceste relèvent d’une action d’une haute spécialisation. Les professionnels qui les entendent dans le cadre d’une audition ou d’une enquête doivent maîtriser les approches qui visent à conforter la victime. Ils doivent être sélectionnés pour leurs aptitudes à recevoir le témoignage de l’enfant. De bonnes pratiques sont en cours : on a pu le constater au centre de Rosny-sous-Bois où des militaires suivent des cours pour recueillir la parole des victimes.

Ne craignez-vous pas que ces institutions vous répondent : « Certes, mais on n’a pas de moyens » ?

Beaucoup le diront, en effet. Mais il faut savoir une chose : retirer l’autorité parentale d’un père incestueux ne coûte pas plus cher que de la lui maintenir. L’argent que nous investirons collectivement pour la lutte contre les violences sexuelles sera toujours inférieur à l’argent que nous coûtent les violeurs d’enfants. Le coût social des agresseurs est immense. C’est une question de politique publique pour montrer que la protection des enfants est une priorité. Il faut que cela se voit.

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