Tisseurs de liens 3/7 – Marie-Jeanne Martin : la toubib des Moulins

La médecine générale est une spécialité dépréciée, malgré son importance dans le système de soins. Dans une maison de santé d’un quartier populaire de Lille, Marie-Jeanne Martin et ses collègues soignent des vies plus que des bobos.

Erwan Manac'h  • 23 mars 2022 abonné·es
Tisseurs de liens 3/7 – Marie-Jeanne Martin : la toubib des Moulins
© Erwan Manac’h

La porte du cabinet est restée ouverte, derrière la patiente qui vient de partir en séchant ses larmes. L’écho de ses sanglots imprègne encore l’atmosphère. Marie-Jeanne Martin ne s’offre que quelques secondes pour jeter un coup d’œil à son ordinateur. Saisissant sa souris d’un geste machinal, la docteure chuchote le nom du suivant pour s’assurer de sa prononciation. « Le prochain patient est souvent débordé par les émotions, glisse-t-elle en se levant de sa chaise. Nous allons tout de suite savoir s’il est dans un bon ou un mauvais jour. »

Une nouvelle histoire s’installe dans son huis clos protecteur. Le patient est encore en retenue, muré dans l’ennui de la salle d’attente où il a patienté pendant près d’une heure. Mais très vite sa coquille s’ouvre, ses yeux cherchent le regard de la médecin et sa langue se délie. Dans le cabinet de Marie-Jeanne Martin, on rit aux éclats, on fond en larmes, on murmure des confidences qu’on ne livre à personne d’autre.

Installée dans le quartier pauvre des Moulins, à Lille, la médecin s’occupe des maux de la précarité. Elle accompagne beaucoup de mères seules, de victimes de violences conjugales et de personnes migrantes. Avec une majorité d’allocataires de la couverture maladie universelle (CMU) et de l’aide médicale d’État (AME). La proximité d’un centre LGBTQI+ l’a aussi conduite à se former à la transidentité, ce qui lui attire une patientèle venue parfois de loin.

La Maison dispersée de santé, fondée en 1986, a grandi au fil des années, « pour répondre aux manques qu’on voyait sur le terrain », raconte Marie-Jeanne Martin. Au rez-de-chaussée, un accueil et une salle d’attente qu’il faut imaginer remplie et pleine de vie : le mobilier réservé aux enfants et les jouets ont été retirés à cause du covid. En temps normal, plusieurs médecins se consacrent également à tour de rôle – un seul chaque jour – à des consultations sans rendez-vous, toute la journée. La formule est plus adaptée à un certain public : « Nous avons des gens qui sont incapables de se projeter à quatre heures, mais qui peuvent attendre en salle d’attente », détaille Marie-Jeanne Martin. Deux accueillantes aux compétences multiples enregistrent les rendez-vous et fournissent une aide précieuse, ici pour une demande de CMU, là pour un dossier d’allocation aux adultes handicapés.

La maison s’est dotée d’un triptyque de principes directeurs. Premièrement, « accompagner le désordre », pour garder à l’esprit que beaucoup de patients se trouvent dans un « désordre psychique » et qu’il faut en tenir compte. « C’est nous qui devons fonctionner pour les gens et pas les gens qui doivent fonctionner pour les structures », résume-t-elle. Deuxièmement, « accompagner la souffrance » dans sa globalité et sa dimension psychique, « parce qu’il n’y a plus de psychiatre, plus de psychologue, qu’il faut attendre des mois pour avoir un rendez-vous en centre médico-psychologique » et qu’on ne peut soigner le corps sans s’occuper de la tête. Enfin, « nous voulons être des passeurs », ajoute Marie-Jeanne Martin. Les patients ont un attachement fort à la maison de santé et redoutent parfois de pousser la porte d’un hôpital ou d’un spécialiste. « Alors on les aide, par exemple, à prendre leur rendez-vous », résume la praticienne.

Une approche globale

Fille d’un père typographe et d’une mère comptable, qui s’est arrêtée pour l’élever avec ses trois frères et sœurs, Marie-Jeanne Martin a grandi à Montreuil, en banlieue parisienne. Diplômée de médecine en 1988, elle commence sa carrière dans le Nord comme médecin auprès des mineurs de fond, puis installe un cabinet à Lens, avant de rejoindre les Moulins et la maison médicale en 2002.

La médecine générale n’est pas une discipline prestigieuse. Elle nécessite pourtant des compétences assurées. « Il faut s’occuper de tout en même temps, du corps comme de la tête », résume la femme à la gestuelle dynamique et au verbe posé. Marie-Jeanne Martin doit savoir établir un diagnostic, en se tenant constamment informée de l’évolution des connaissances médicales. Elle sait aussi accoucher d’une confidence.

« Pour soigner, j’ai mon tensiomètre, mon stéthoscope et mon regard. »

Comme avec cette patiente qui, en s’installant sur la table de consultation, évoque quelques kilos pris récemment. « Quand je m’ennuie, j’ouvre le frigo », glisse-t-elle avec détachement. Marie-Jeanne Martin saisit la balle au bond, en pratiquant les gestes de routine, tension, pulsation, pesée… : « Vous vous ennuyez, en ce moment ? » La patiente, rongée par l’arthrose, ouvre alors son sac. « J’ai essayé tous les psys du quartier et testé tous les antidépresseurs du marché ! » Prescrire, faire dire et décrire ce qui va mal, avec quelques mots simples qui rassurent. « L’improvisation dans le soin, c’est comme au théâtre, il faut savoir ses gammes », souligne la médecin, qui n’a cessé de se former, notamment à la psychologie systémique. « Pour soigner, j’ai mon tensiomètre, mon stéthoscope et aussi mon regard », ajoute-t-elle. « On est dans les familles, on s’y immerge pour essayer de trouver la meilleure solution pour la personne sur le temps long. »

Elle a aussi ses doigts pour toucher : « Le médecin est le seul à avoir une autorisation sociale à toucher les corps. Et les corps parlent énormément. Passer par le toucher ouvre beaucoup de choses sur le plan psychologique. »

Ne dites pas qu’elle « sauve », elle se méfie des grands mots. Pour soigner une personne, dit-elle, il faut « chercher à comprendre sa vision du monde », son rapport au corps, à la maladie, à la famille, etc. Ne parlez pas de « culture », elle déteste ce mot fourre-tout et son usage qui, en médecine, excuse « plein de renoncements » : « C’est comme la “barrière de la langue” qu’on voit invoquée dans plein de courriers. Eh bien non, mon coco, tu dois la sauter, cette barrière. Et non pas t’arrêter devant. »

Sur son écran d’ordinateur, elle jongle avec les fenêtres : la messagerie médicale sécurisée, les dossiers des patients, son planning des consultations et le portail de paiement de la Sécu. En quelques secondes, ses yeux parcourent des analyses de plusieurs pages, en langue médicale. Elle prendra le temps hors consultation, en soirée et sur des bouts de week-end, pour « faire la paperasse », rédiger les lettres demandées par des patients ou compléter leur dossier. « J’ai souvent bousculé ma vie privée pour mon travail », confesse-t-elle. Entre les soins et les actions de prévention, ses trois journées passées à la maison des Moulins sont longues. Elle consacre également deux demi-journées à l’hôpital d’Armentières, où elle dirige le service d’ortho-génie, qui procède aux avortements. Il ne s’agit pas d’une « vocation ». Elle réprouve cette idée « qu’on serait appelé à faire quelque chose » et qui sous-entend « qu’on devrait exercer sans se plaindre ».

Une mère entre au cabinet, bouleversée. Son enfant lui a été retiré quelques jours plus tôt par les services de protection de l’enfance, qui soupçonnent des violences. Sa douleur explose. Elle a besoin d’une lettre de la médecin attestant qu’elle n’a jamais constaté de violences. Marie-Jeanne Martin promet de se replonger dans son dossier et de n’omettre aucun détail. Le rendez-vous se termine. Marie-Jeanne Martin note quelques abréviations sur le dossier du patient, avant de passer à l’histoire suivante. « Voilà, c’est la médecine générale », souffle-t-elle. Pas facile de tenir toutes ces histoires à distance. Le remède : « Le matin, en voiture, c’est France Culture ; le soir, c’est Nostalgie. »

Évidemment, « c’est fatigant ». D’ailleurs, oui, Marie-Jeanne Martin est fatiguée. À 65 ans, avec trois petits-enfants, elle compte prendre du recul à partir du mois de juillet. Mais elle continuera les consultations à un rythme moindre. Comme si elle était incapable d’arrêter complètement, après une vie consacrée à soigner les autres.

La maison des Moulins compte aujourd’hui cinq médecins, deux accueillantes, trois infirmières, deux psychologue, trois orthophonistes et une comptable. En 2010, les services du gouvernement sont venus chercher Marie-Jeanne Martin et son équipe pour participer à l’expérimentation d’un modèle de centre de santé misant sur le collectif, l’addition des compétences et une médecine du quotidien qui accompagne. Elle a donné naissance l’année suivante à un nouveau statut juridique permettant de percevoir des subventions, en complément du remboursement des consultations : la société interprofessionnelle de soins ambulatoires (Sisa), qui regroupe aussi, aux Moulins, un kiné, un pharmacien et un podologue. En une décennie, ce modèle s’est propagé. On dénombre aujourd’hui 1 509 Sisa en France, selon le ministère de la Santé.

Malgré ses arguments et l’attrait d’une ville universitaire comme Lille, la maison médicale des Moulins a du mal à recruter des généralistes. Les mentalités ont changé, constate Marie-Jeanne Martin. Les jeunes médecins sont moins disposés à sacrifier leur vie privée à leur métier. « C’est normal, je ne vais pas le leur reprocher, mais, pour préserver une constante dans la vie des gens, il aurait fallu plus de médecins », juge-t-elle.

Dans la petite cuisine au deuxième étage du bâtiment, une collègue l’avoue, la médecine générale était un choix par défaut. « Mais j’ai tout de suite compris que c’était cette médecine que je voulais pratiquer », assure-t-elle. Ce déficit de reconnaissance réveille un sentiment d’injustice chez Marie-Jeanne Martin. « Merde à la fin, le travail n’est pas le même qu’à l’hôpital, mais le nôtre est aussi crucial. » Les généralistes sont notamment les premiers à travailler sur le refus de soins. « Lorsqu’ils arrivent à l’hôpital, les patients ont déjà accepté de se soigner. Mais faire adhérer une personne aux soins, ce n’est pas toujours facile. Le problème médical bouscule, “turbule” la vie. On change de statut lorsque le diagnostic tombe. C’est nous qui accompagnons cette mutation. À la maison médicale, ils sont chez eux, dans leurs habits, souligne-t-elle. On est au cœur de la vie des gens. »

Société Santé
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