« Viens je t’emmène », d’Alain Guiraudie : Jours intranquilles à Clermont-Ferrand

Dans Viens je t’emmène, Alain Guiraudie insuffle de la comédie dans une histoire inspirée de notre présent incertain.

Christophe Kantcheff  • 2 mars 2022 abonné·es
« Viens je t’emmène », d’Alain Guiraudie : Jours intranquilles à Clermont-Ferrand
© Films du Losange

Isadora, une prostituée d’un certain âge (Noémie Lvovsky), et l’un de ses clients qu’elle ne fait pas payer, Médéric (Jean-Charles Clichet), parce qu’il est contre la prostitution et qu’il lui procure du plaisir, sont à leur affaire dans une chambre d’hôtel. Quand, soudain, la télévision allumée sur une chaîne d’info annonce qu’un attentat vient d’avoir lieu en plein centre de Clermont-Ferrand, non loin du quartier où ils se trouvent. Un peu plus tard, un jeune SDF arabe, Selim (Iliès Kadri), sera autorisé par Médéric à trouver refuge dans son immeuble, puis dans son appartement.

Viens je t’emmène, Alain Guiraudie, 1 h 40.
Après deux films majeurs à tonalité sombre, L’Inconnu du lac (2013) et Rester vertical (2016), Alain Guiraudie insuffle de la comédie dans une situation générale tragique, inspirée de la nôtre, dont il faudrait sortir – c’est une manière d’entendre le titre de son sixième long-métrage, en forme d’invitation : Viens je t’emmène.

Certes, le personnage de Médéric, avec ses allures d’innocent transi, désireux de faire l’amour avec Isadora quel que soit l’endroit où il la retrouve – y compris dans une église –, a quelque chose de burlesque. On assiste aussi à des scènes de vaudeville, entre Médéric et le mari violent d’Isadora (Renaud Rutten), en lien avec l’un de ses voisins, un superflic, qui surveille celle-ci quand elle est chez elle.

Mais le temps n’est pas venu de faire un film de comédie pure. Même si Guiraudie filme cette ville de province dans sa banalité quotidienne – particulièrement quand la caméra suit Médéric lors de ses joggings –, la quiétude de celle-ci n’est qu’apparente. Les conséquences de l’attentat s’y font sentir, au-delà des fleurs et des bougies déposées en hommage au pied du monument de la place centrale.

Là intervient la dimension politique, qui se cristallise autour de l’immeuble où habite Médéric. Après l’attentat, tout musulman, surtout s’il est jeune et pauvre, devient un suspect. Cette réalité-là, Guiraudie l’évoque à travers le sort réservé à Selim, mais ne l’assène pas comme un théorème. Ce qu’il montre, c’est la peur, le doute, la confusion dans laquelle se trouvent ses personnages. Médéric se révèle bien intentionné à l’égard du jeune homme, mais seulement après avoir eu recours à la police, qui lui apporte la preuve de l’innocence de Selim. De même, ses voisins, y compris M. et Mme El Alaoui, hésitent quant à l’attitude à suivre, entre rejet et témoignage d’humanité. On se reçoit les uns chez les autres, on réunit des armes au cas où, on s’oppose à des jeunes du même type que Selim, plus agressifs.

Une prostituée de plus de 50 ans, de jeunes racisés relégués ou exploités, comme Charlène, une élève de troisième qui effectue son stage d’observation dans l’hôtel où Isadora reçoit ses clients (l’humour, là encore)… Alain -Guiraudie, comme à son habitude, a un faible pour les parias. « C’est pas tellement les espèces qui me touchent, c’est surtout les individus, ce qui me noue les tripes, c’est qu’un ours polaire meure de faim loin de sa banquise fondue ou qu’un homme agonise lentement dans la rue », a écrit le cinéaste dans son deuxième roman (1), paru à l’automne dernier. CQFD.

(1) Rabalaïre, POL, 1 039 pages, 29,90 euros.

Cinéma
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