À Chalindrey, le choix du vote « coup de poing »

Après un quinquennat teinté d’indifférence et d’épisodes violents à l’égard des quartiers populaires, le vote contre Marine Le Pen tente de s’imposer face à l’abstention, malgré la lassitude pour certains militants d’être considérés à nouveau comme un simple réservoir de voix.

Pauline Gensel  • 20 avril 2022
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À Chalindrey, le choix du vote « coup de poing »
© Pauline Gensel

On l’appelle le « pays des sorciers ». La légende raconte qu’au XVIe siècle le diable s’était installé sur la colline du Cognelot, à Chalindrey, d’où il organisait le sabbat des sorciers et des sorcières venus des villages alentour. Après des années de chasse aux possédés, les habitants de cette commune de Haute-Marne ont choisi la discrétion. Pourtant, en ce vendredi 15 avril, à neuf jours du second tour de la présidentielle, les sorciers de Chalindrey ont beaucoup à dire.

« C’est pour tout le monde pareil, on en a marre. Un ras-le-bol général. » Il est 10 h 30, la voiture d’Aurélien, la quarantaine, vient de passer au contrôle technique. Dans le bureau blanc cassé où trône un grand fauteuil en cuir noir, ce technicien de maintenance pour des réseaux souterrains d’acheminement de pétrole pose des mots sur une tendance qui monte. Dans le village cheminot de près de 2 500 habitants, qui votait majoritairement à gauche jusqu’en 2012, on se tourne désormais vers Marine Le Pen : elle a recueilli 38 % des voix au premier tour, soit 9,5 points de plus qu’en 2017.

« Je ne suis pas un pro-RN, loin de là. Mais je trouve ça normal. Qu’à un moment donné la pression monte parce qu’on se moque des gens. » Aurélien fait partie de ceux qui ont « cru en quelque chose avec Macron ». Un président « jeune, porteur d’un certain élan, d’idées intéressantes ». Aujourd’hui, il y croit bien moins. Il dénonce l’augmentation des prix, les lobbys qui « tirent les ficelles », la répartition des richesses qu’il juge inappropriée. « Je suis plutôt du genre à dire que ceux qui ne travaillent pas devraient ne rien avoir ou pas grand-chose, tandis que ceux qui se donnent la peine de travailler, même dans un emploi crasseux à souhait, devraient pouvoir en vivre décemment. »

Emmanuel Macron se fout de nous, il n’a même pas mené campagne.

Cette année, et pour la première fois de sa vie, Aurélien a voté Rassemblement national. Pour « le coup de poing ». « Marine Le Pen est peut-être dans l’excès sur certains points, mais elle s’est assouplie sur d’autres. Et si elle est élue, elle risque d’être verrouillée et ne pourra pas faire tout ce qu’elle veut. » Pour lui, la candidate du RN est « une ancienne extrême droite ». Signe qu’à Chalindrey la dédiabolisation a fonctionné. Aurélien votera Rassemblement national au second tour. En attendant, il doit filer : « madame » l’appelle au téléphone. Il a parlé pendant près d’une heure, il est en retard pour déjeuner.

« Trop de social »

Après avoir enchaîné les rendez-vous, Jérôme, contrôleur technique depuis 2008, s’apprête à partir en pause. Contrairement à Aurélien, lui vote Rassemblement national depuis qu’il a 18 ans. Au premier tour, il s’est tourné vers Éric Zemmour, les médias semblant lui indiquer qu’il « aimait beaucoup la France et qu’il avait de bonnes idées ». Il pensait que Marine Le Pen avait fait son temps. Quant à Emmanuel Macron, « il vient de la finance, et je n’ai pas l’impression qu’il fasse quoi que ce soit, à part engraisser les riches. Il se fout de nous. Il n’a même pas mené campagne, il s’annonce au dernier moment, en profitant de son statut de président. Et il a quand même dit qu’il emmerdait les Français non vaccinés… »

Jérôme, comme 38 millions de Français, a touché l’indemnité inflation du gouvernement : 100 euros, reçus en début d’année. « Mais quand on voit le prix du carburant aujourd’hui, c’est comme si on nous avait accordé un prêt que l’on doit rembourser par la suite. Avec les intérêts. » Il n’a plus confiance dans les politiques, qui « traînent tous des casseroles derrière eux ». Et estime qu’il y a aujourd’hui « trop de social ». « Je sais qu’il faut aider les gens, que l’on est dans le pays des droits de l’homme. Mais on ne peut pas recevoir toute la misère du monde. Il faut déjà s’occuper des Français, beaucoup vivent dans la rue, alors que des migrants sont nourris, logés, sans avoir besoin de travailler. »

L’augmentation du prix du carburant, mais aussi de certains matériaux, pousse Jérôme à faire des sacrifices. Les sorties sont moins nombreuses, il fait attention. « Si on veut aller à Nigloland, le parc d’attractions à Dolancourt, on y réfléchit à deux fois. 35 euros la place, à quatre, plus le carburant, la nourriture… Ça fait des bonnes journées. »

Je ne suis pas facho, mais ça ne peut pas être plus le bazar. Elle va peut-être casser le système.

De sa boutique de fleurs, Nathalie a une vue directe sur la station-service et le prix du carburant. « Tiens, ça a baissé aujourd’hui ! » Entre les lys et les camélias, malgré les mille et une couleurs et les senteurs florales, la fleuriste se sent morose. « Ce qu’il faudrait pour cette présidentielle, c’est remonter le moral de la population. Et pour cela, il faut redorer le blason du travail et du travailleur. Parce -qu’aujourd’hui, c’est celui qui donne, qui cotise, que l’on plume le plus. On n’arrive plus à joindre les deux bouts. »

La fleuriste se sent nostalgique du « travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy. « C’est ça que je voudrais revoir. Je pensais qu’Emmanuel Macron allait dans ce sens-là, mais non. On nous promet des retraites minables, de plus en plus tard, de moins en moins payées. » Elle estime que les jeunes d’aujourd’hui manquent de motivation. « Ils ne veulent plus travailler les week-ends, ils veulent commencer à 9 heures, pour pouvoir s’amuser. Mais il faut bien trouver des cocos prêts à travailler pour qu’eux puissent profiter ! C’est toujours les mêmes qui trinquent. »

En face, Bernard et Jean-François, deux retraités de 73 ans, tentent tant bien que mal de réparer une vieille voiture. Têtes sous le capot, ils avouent eux aussi ne pas comprendre le système actuel et la jeune génération. « Nous, les vieux, on a travaillé très jeunes, et on voit qu’aujourd’hui, moins on travaille et mieux on se porte », affirme Jean-François, ancien routier. Depuis six ou sept ans, il vote Marine Le Pen. C’est ce qu’il fera aussi pour le second tour. « Il n’y a plus rien à attendre des autres depuis un certain temps. Tout le monde a peur, mais pourquoi ne pas changer ? Je ne suis pas certain que ça soit plus mal… » Bernard, qui a voté Dupont-Aignan au premier tour, ne sait pas encore pour qui il votera. Peut-être déposera-t-il un bulletin blanc. Mais il se rendra aux urnes dans tous les cas, parce que « c’est non seulement un droit, mais un devoir ».

Chalindrey ne possède pas de centre-ville à proprement parler. Il s’étend le long de la départementale 26, bordée de commerces et de maisons basses. On y trouve deux -supérettes, trois salons de coiffure, deux boulangeries, une bijouterie, un opticien, quatre médecins, deux kinés, une pharmacie. « On a tout ce qu’il faut, mais ce ne sera bientôt plus le cas », soupire Christophe, propriétaire du café de la Renaissance. Les médecins approchent de l’âge de la retraite et la fermeture de l’hôpital de Langres, à une dizaine de kilomètres, n’est plus qu’une question de temps. « En cas d’urgence, il faudra aller à Chaumont, à 50 kilomètres. Si vous faites un arrêt cardiaque, vous êtes mort. Si ce n’était qu’ici, ce ne serait pas grave, mais les déserts médicaux concernent toute la France. »

Christophe tient le café de la Renaissance avec sa femme, Nathalie, depuis vingt-quatre ans. Lorsqu’ils se sont installés, -Chalindrey comptait six autres cafés. Aujourd’hui, il ne reste plus qu’eux. « Ça ne m’arrange pas, maugrée Christophe. C’est bien d’en avoir deux ou trois. Parce qu’on n’aime pas tout le monde, et tout le monde ne peut pas nous aimer. » Pendant plus de vingt ans, ils ont travaillé six jours sur sept, avec deux semaines de vacances par an. Le covid leur a permis de retrouver une vie de famille, ils ont décidé de la conserver et ferment désormais une demi-journée en plus, le dimanche après-midi. « Le temps passe vite, et nous n’avons pas vu les enfants grandir », reconnaît Nathalie.

« Contre Macron »

Comme pour la plupart des restaurateurs, la crise sanitaire a frappé le couple de plein fouet. Christophe et Nathalie ont perdu 45 % de leur chiffre d’affaires, pas assez pour toucher l’aide de l’État, qui s’adressait aux entreprises enregistrant plus de 50 % de pertes. « Si on avait eu un crédit à payer, ça aurait été vraiment compliqué », admet Christophe. Après le covid, les restaurateurs voient venir la crise provoquée par la guerre en Ukraine. « Tous les prix augmentent. Et pour les clients, s’il y a une ligne de dépense qui doit sauter, ce sera celle du bar. »

Au premier tour, les deux quinquagénaires ont voté Marine Le Pen. C’était la première fois que Nathalie allait voter, la troisième pour Christophe, qui s’y est mis après la présidentielle de 2017. « Quand on tient un bar, mieux vaut ne pas voter, sourit Christophe. Comme ça, on ne vient pas m’emmerder. Parce que les clients, même quand ils ne savent pas pour qui on vote, ils pensent savoir. C’est comme ça ici. »

Pour le second tour, tous les deux ont décidé de voter « contre Macron ». « Je ne suis pas facho, nuance Christophe. Mais ça ne peut pas être plus le bazar qu’avec lui. Si Marine passe, elle va peut-être casser le système. C’est comme ça que je vois les choses. Mais je n’ai pas dit que j’avais toujours des bonnes idées. »

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