Bouquet, une vie sur scène

S’il était avant tout un « homme-théâtre », interprétant Camus, Beckett ou Molière, cet immense comédien, mort hier à 96 ans, a aussi eu des rôles marquants au cinéma.

Denis Sieffert  et  Christophe Kantcheff  • 14 avril 2022
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Bouquet, une vie sur scène

Michel Bouquet, c’était d’abord une voix. Une voix profonde, ténébreuse, qui emplissait une salle, et montait jusqu’aux cintres dans les grands monologues du répertoire, que ce soit Harpagon ou le Béranger d’un roi se meurt. Mais qui pouvait s’échapper dans les aigus pour virer du tragique au burlesque, et de la colère à la folie. Bouquet était un instrumentiste de la voix qu’il ne cessait jamais de travailler. Elle était la toute-puissance du tyran, ou du vieillard irascible, puis soudain, fléchissait, tremblait quand la réalité résistait, ou quand la mort imposait sa fatalité. « Nous devons comprendre qu’on ne peut rien expliquer », disait-il commentant Ionesco, son auteur fétiche.

Chaque soir, il arrivait deux heures avant la représentation pour relire intégralement la pièce pour y chercher quelque chose de neuf, une intonation, une accentuation qu’il allait pouvoir ajouter, perfectionniste jusqu’à l’imperceptible. Tel était l’immense comédien qui vient de disparaître à l’âge de 96 ans après 70 ans de carrière où il aura joué tous les grands auteurs de l’époque, de Camus à Ionesco, d’Anouilh à Pinter, de Beckett à Thomas Bernhard. Et les classiques avec, évidemment, une passion particulière pour Molière, ce « provocateur, ce bousilleur » et cette « énigme ». Qui n’a pas vu Bouquet dire la tirade de l’Avare, seul en avant-scène, pris dans un unique faisceau de lumière, tour à tour grotesque et pathétique, saisi par la démence, et donnant à Molière sa dimension tragique, aura manqué une belle page de l’histoire du théâtre.

Il avait frappé à la porte du grand acteur Maurice Escande, un jour de 1943, en bravant sa timidité. Escande le prit sous son aile. Ce fut la porte du destin pour un jeune homme qui se croyait promis à une vie médiocre. Le théâtre fut en effet son destin. Il se jeta dans les grands textes. Bouquet vénérait les auteurs, au point de se dire parfois indifférent aux metteurs en scène auxquels il interdisait l’accès à son territoire. Il ne voulait personne entre l’auteur et lui : « J’aime ces gens-là », disait-il avec gourmandise. Cet homme qui « ne se trouvait pas intéressant », disait n’exister que par les personnages qu’il incarnait : « Leur vie ne m’appartient pas, disait-il, et elle me soulage de ma propre vie. » C’est peu dire que chaque soir il se mettait en danger. Malgré les années, et des pièces jouées parfois des centaines de fois, il avouait être toujours taraudé par la peur. Son exigence était une souffrance. Il voulait « vivre avec les grands esprits », et être « à la hauteur ». Il le fut dans un mélange d’orgueil et d’humilité. L’intensité de sa présence sur scène, qui vibrait et parcourait le public jusqu’au fond de la salle, était un effacement.

Le cinéma (et, plus modestement, la télévision) est l’autre branche du double parcours de Michel Bouquet. On peut en distinguer trois étapes saillantes. De son propre aveu, Jean Grémillon est l’un des cinéastes qui l’ont le plus marqué. En 1949, le réalisateur de Remorques tourne Pattes blanches, une histoire dont les personnages sont mus par des antagonismes sociaux (Grémillon était communiste). Aux côtés de Suzy Delair et de Fernand Ledoux, le jeune comédien tient là son premier rôle important au cinéma. Il a 24 ans. Il y apparaît sec et nerveux, ses cheveux noirs mordant sur son front, le regard perçant. Il interprète Maurice, le fils bâtard d’un comte et de sa bonne, rejeté de partout et notamment par son demi-frère, le châtelain. Ce Maurice inaugure toute une série de personnages qui, à son image, sont pénétrés par une obsession ou une faille.

Michel Bouquet excelle dans la peau de ces hommes inquiétants, qu’il interprète comme s’ils étaient secrètement possédés.

Au tournant des années 1970, Claude Chabrol, intraitable portraitiste de la bourgeoisie de province, lui propose des rôles où, face à Stéphane Audran, il déploie tout son talent. Bouquet démontre par là-même qu’il ne fait pas de cinéma dans le but d’augmenter son capital sympathie : les deux notables assassins qu’il incarne, le premier dans La Femme infidèle (1969), le second dans Juste avant la nuit (1971) sont profondément troubles et pervers.

Enfin, cet acteur, qui n’a jamais exprimé publiquement d’engagements civiques, a livré une performance inoubliable, à la hauteur de son modèle, dans Le Promeneur du Champ-de-Mars (2005), de Robert Guédiguian. Michel Bouquet expliquait qu’il avait trouvé la mesure de son personnage en enfilant le manteau de François Mitterrand. Hors de tout mimétisme, sa composition du vieux président hanté par la mort est à la fois fidèle et singulière, pénétrante et métaphorique. Dans ce film, entre les apparats du pouvoir et l’invocation des « forces de l’esprit », Michel Bouquet fait le lien entre le cinéma et le théâtre : il atteint Shakespeare. Oui, décidément, un comédien de génie vient de mourir.

Théâtre
Temps de lecture : 4 minutes
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