François Truffaut au jour le jour

Publiées chez Gallimard, ces correspondances du réalisateur de Baisers volés avec des écrivains dressent un portrait évolutif du cinéaste.

Pauline Guedj  • 13 avril 2022 abonné·es
François Truffaut au jour le jour
© Pierre Zucca / Collection ChristopheL via AFP

En 1976, dans le cadre de l’émission « Spécial Cinéma », Christian Defaye interviewe Louis Malle. Celui-ci vient de boucler le tournage de Black Moon et il s’apprête à quitter la France pour les États-Unis. Defaye a parcouru sa filmographie avec attention et il s’interroge, comme beaucoup de journalistes avant lui, sur la versatilité de Malle. Comment interpréter une filmographie si diverse, qui comprend des œuvres aussi différentes que Viva Maria !, Le Feu follet et Lacombe Lucien ?

Face à cette question, qu’on lui a si souvent posée, Malle avance un mot qu’il chérit : curiosité. « Un film, c’est quoi ? explique-t-il. À un moment donné ça doit correspondre à votre curiosité principale. Dans ma vie, j’ai eu des curiosités successives et j’ai décidé d’en faire des films chaque fois qu’une situation ou un personnage m’a intrigué suffisamment pour y consacrer un an de ma vie. Entre les films, il y a toujours d’autres curiosités. J’ai voulu, par exemple, faire un film en Amazonie, j’y ai passé beaucoup de temps et j’ai décidé de ne pas faire le film, mais ma curiosité était en partie satisfaite. »

En amorce des correspondances échangées par François Truffaut avec ses amis écrivains, se trouve une citation qui dialogue avec les propos de Louis Malle. François Truffaut y donne lui aussi une définition de ce qu’il entend par film. «Faire un film ou écrire une lettre, ce n’est pas tellement différent, précise-t-il. Il m’arrive de tourner un film en pensant exclusivement à une personne qui n’ira peut-être pas le voir et je me dis que je suis en train de dépenser cinq millions alors que si j’écrivais une lettre, ça coûterait un franc trente. »

Entre Malle et Truffaut, deux définitions bien différentes et deux approches distinctes. D’un côté, un cinéma de l’exploration, la filmo-graphie d’un chercheur dont les traces laissées aux archives de la Cinémathèque à Paris sont pleines de coupures de journaux, de notes de voyages, de commentaires sur des écrits d’anthropologues, d’éloges de Joseph Conrad. De l’autre, un cinéma du dialogue intime, qui, telle une lettre, semble s’adresser à une personne avec laquelle le cinéaste entend échanger et dont ce recueil de lettres issues pour la plupart des mêmes archives est une manifestation aussi parlante qu’émouvante.

Les correspondances rassemblées ici retracent les échanges entre Truffaut et plusieurs auteurs dont l’introduction, signée Bernard Bastide, tente une typologie. Il y a d’abord ceux que Bastide appelle les «pères fondateurs», Jean Cocteau, Jacques Audiberti et Jean Genet, auxquels Truffaut déclare son affection, exprimant parfois ses doutes mais sans requérir leurs conseils. Cocteau est son « Cher Grand Ami» ou son « Cher Grand Jean», et Genet un partenaire de lecture, qui, alors que le cinéaste est en convalescence, porte à son chevet plusieurs ouvrages de la « Série noire ». Leur relation épistolaire s’achève abruptement en novembre 1962, pour une histoire de rendez-vous manqué.

À ces maîtres, s’ajoute une série d’auteurs, collaborateurs, dont Truffaut a adapté les romans à l’écran. On y trouve Maurice Pons (qui a signé Les Mistons), Henri-Pierre Roché (pour son Jules et Jim ou pour Les Deux Anglaises et le continent) et l’Américain Ray -Bradbury (auteur de Fahrenheit 451, mais dont Truffaut a aussi envisagé de mettre en scène les nouvelles).

Enfin, le livre comprend des échanges plus ponctuels entre le cinéaste et des auteurs célèbres ou non. Marguerite Duras veut des nouvelles de Jeanne Moreau, qui tourne Viva Maria ! avec Louis Malle (encore lui) au Mexique. Romain Gary propose à Truffaut de mettre en scène son Éducation européenne et Henry Miller l’entretient sur la pièce de théâtre qu’il souhaite monter à Paris et sur ses conversations avec Ionesco.

En lien avec cette typologie et s’inspirant du contenu des lettres, Bastide tire une réflexion sur les relations de Truffaut à l’écrit. On y passe d’une conception de la lecture comme refuge à un regard vers la littérature comme matière à films. On évoque la méfiance du réalisateur quant aux adaptations et son attrait pour les récits laissant la part belle au « réel », les biographies. Le livre se donne ainsi une cohérence. Truffaut a souvent tiré le fondement de ses films dans la littérature et il est peut-être, avec Jean-Luc Godard, le cinéaste qui a su le mieux filmer les livres en tant qu’objet s’incrustant dans un récit. Au cœur d’une dispute amoureuse dans Une femme est une femme, de Godard, au cœur d’une relation de couple qui se délite dans Domicile conjugal, de Truffaut.

Pourtant, au-delà d’une réflexion sur les relations de Truffaut à la littérature, ce qui se dégage de la lecture de ces correspondances, ce qui d’ailleurs est peut-être le plus intéressant, est le portrait qui s’y dresse de Truffaut, dans son quotidien, aux prises avec ses différentes tâches et ses incarnations successives. En ce sens, l’organisation chronologique du volume est précieuse tant elle permet d’observer les mutations du réalisateur. Dans les premières pages, Truffaut apparaît avant tout comme critique, aficionado de cinéma. Il porte sa casquette de contributeur aux Cahiers du cinéma et professe à certains de ses interlocuteurs des conseils sur les films à aller voir. Sa correspondance avec Jacques Audiberti, alors auteur d’une chronique régulière dans les Cahiers du cinéma, est à ce titre inspirante. Truffaut lui annonce les sorties et les reprises, et oriente avec discrétion et parfois habile fermeté le choix des œuvres évoquées par l’écrivain.

Ensuite, les lettres nous permettent d’observer un François Truffaut apprenti cinéaste, circonspect quant à son ancienne profession de critique – à Jean Cocteau, il explique : «Je ne comprends plus rien au cinéma depuis que j’en fais et je suis sidéré d’avoir été critique (et péremptoire !)» – puis réalisateur confirmé, sûr de ses choix et passant parfois à côté d’opportunités qu’on regrette de ne pouvoir admirer, comme une adaptation des Choses de Georges Perec.

Enfin, Truffaut s’assume, au long de ses échanges, comme un individu incontournable au cœur du champ cinématographique, un entremetteur facilitant les relations entre des artistes et permettant l’accomplissement de certains projets. Il met en contact Henry Miller et Jean-Louis -Barrault, reçoit des requêtes pour accueillir sur ses tournages des stagiaires et aide Louis Gardel à trouver un réalisateur désireux d’adapter son dernier roman.

Au fil des correspondances, on découvre donc un Truffaut au travail, exprimant peu de réflexions élaborées sur le cinéma ou sur son métier de cinéaste (à l’exception d’un échange vif et passionnant avec Jean-Louis Bory, où Truffaut réagit aux accusations du journaliste pour qui Chabrol, Demy, Rohmer et lui-même se seraient fait « ramasser par le système»). Ce faisant, on en apprend sur le cinéaste presque à son insu, dans une description de ses préoccupations, qui illustre autant sa personnalité que le champ artistique et intellectuel dans lequel il brille.

Truffaut se dévoile comme un correspondant dévoué, sérieux mais manquant parfois du temps nécessaire pour nouer des amitiés nouvelles. Parmi l’ensemble des lettres, celles adressées à l’écrivain belge Bernard Gheur font figure de touchantes exceptions. Le jeune homme, fan de Truffaut, lui envoie un premier manuscrit. Truffaut prend le temps de répondre. Les en-têtes passent d’un simple « Monsieur » à « Mon cher Bernard ». Les encouragements se font persuasifs et Truffaut devient à son tour un «père fondateur».

Correspondance avec des écrivains, 1948-1984, François Truffaut, édition établie et commentée par Bernard Bastide, Gallimard, 528 pages, 24 euros.

Littérature
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