Le despotisme de Kaïs Saïed sur un fil

Le président tunisien continue à conduire seul et avec autorité la fondation d’un ordre économique et institutionnel nouveau. Mais la crise sociale et financière menace son entreprise.

Thierry Bresillon  • 13 avril 2022 abonné·es
Le despotisme de Kaïs Saïed sur un fil
© TUNISIAN PRESIDENCY / AFP

Tel Moïse ouvrant devant lui les flots de la mer Rouge, à la tête des Hébreux fuyant leur servitude égyptienne, Kaïs Saïed paraît bénéficier jusqu’à présent d’une forme de miracle politique, en phase avec la perception messianique qu’il semble avoir de lui-même. Malgré les oppositions internes et les remontrances internationales, il avance dans le calendrier qu’il s’est fixé : une consultation électronique sur les réformes au premier trimestre, un référendum sur une nouvelle constitution le 25 juillet (jour anniversaire de la proclamation de la République en 1957) et des élections le 17 décembre, date du début de la « révolution du jasmin » en 2010.

Cette baraka l’accompagne depuis son émergence surprise lors de la présidentielle de 2019 et son élection en forme de raz-de-marée. Lorsque, le 25 juillet 2021, il a activé l’état d’exception prévu à l’article 80 de la Constitution (directement inspiré de l’article 16 de la Constitution française), gelé le Parlement et destitué le gouvernement en contradiction flagrante avec le texte, la classe politique n’avait plus de force à mobiliser, tétanisée qu’elle était par le soutien populaire à l’initiative du chef de l’État, mais aussi par la conscience plus ou moins avouée de son échec collectif.

En effet, la première décennie de transition démocratique n’a pas tenu les promesses de progrès social de la révolution. Le marasme économique, la menace rampante d’un défaut de paiement de l’État, le délabrement des services publics, la banalisation de la corruption, le rétrécissement de la base populaire des institutions et le discrédit de la classe politique ont pavé la voie à un homme providentiel, chargé de la rédemption d’un État et d’une société en déliquescence. Là réside tout le paradoxe de Kaïs Saïed, juriste pointilleux, qualifié parfois de « salafiste de la Constitution », qui agit comme s’il tenait son pouvoir d’une légitimité charismatique, faisant fi des règles écrites, alors qu’il ne cesse de se réclamer de cette même Constitution.

La contradiction était flagrante lors de la dissolution de l’Assemblée, le 30 mars dernier, à la suite de la tenue par visioconférence, le même jour, d’une séance parlementaire réunissant 121 des 217 députés. Lors cette « plénière », les parlementaires ont estimé que les conditions d’application de l’article 80 n’étaient plus réunies et que les décrets-lois pris par le chef de l’État depuis étaient nuls et non avenus. Devant le risque d’une double légalité, Kaïs Saïed a dénoncé une « tentative de coup d’État » et invoqué le rôle de « gardien de l’unité de l’État » que lui confère l’article 72 de la Constitution. En réalité, il a formalisé une situation de fait, puisqu’il a suspendu, le 22 septembre 2021, l’application des chapitres de la Constitution relatifs à l’organisation des pouvoirs, qu’il a remplacés par un décret-loi dans lequel il s’attribue l’intégralité du pouvoir législatif.

La décennie de transition n’a pas tenu les promesses de progrès social de la révolution.

La force des décisions juridiques de Kaïs Saïed ne lui vient pas tant d’une Constitution qu’il a lui-même rendue virtuelle que de la nécessité d’une mission qu’il estime tenir de la vox populi : « Mon ancrage populaire est plus fort que le leur [celui des parlementaires] », a-t-il affirmé lors de l’annonce de la dissolution.

Là réside toute l’ambivalence et le péril d’une situation récurrente dans les périodes de crise, et notamment les bouleversements consécutifs aux révolutions démocratiques. Un contexte propice à l’émergence d’un leader investi par une force extra-institutionnelle pour fonder un ordre nouveau et réinstituer l’État. Kaïs Saïed porte-t-il la dimension plébéienne de la révolution marginalisée ? Sert-il plutôt les intérêts des secteurs de l’État désireux de récupérer les pouvoirs que leur a ôtés la démocratisation ?Les lecteurs de Marx penseront au portrait que celui-ci dressait, dans Les Luttes de classes en France (1850), de Louis-Napoléon Bonaparte, premier président de la République élu au suffrage universel en décembre 1848 avant de se proclamer empereur quatre ans plus tard : « nom collectif de tous les partis -coalisés contre la république bourgeoise ». Trop républicaine pour les uns, trop bourgeoise pour les autres.Entre résurgence populaire et restauration de l’État, la synthèse est toujours délicate et tombe souvent du côté de l’État. Un tropisme vertical qui semble se vérifier une nouvelle fois.

Un modèle verrouillé

L’objectif régulièrement répété par Kaïs Saïed est d’instaurer « un véritable régime démocratique dans lequel le peuple est effectivement titulaire de la souveraineté », à l’opposé de ce qu’il pourrait qualifier, selon l’expression gaullienne, de « république des partis ». Néanmoins, il définit seul les contours de la « nouvelle voie » qu’il entend imprimer à la trajectoire tunisienne. Un demi-million de personnes ont répondu à la consultation en ligne sur les réformes. Mais les questions concernant le régime politique servaient davantage à valider des options déjà définies qu’à délibérer : régime présidentiel, scrutin uninominal, élus révocables ont, sans surprise, été largement approuvés. Mais ce ne sont que les ingrédients d’un système plus complet dont les contours commencent à se préciser.

Deux des derniers décrets-lois pris par le Président permettent de saisir quel type de synthèse il entend instituer entre volonté populaire et autorité de l’État. L’un instaure un mécanisme de récupération et d’investissement des fonds détournés sous Ben Ali en échange d’une amnistie pénale, l’autre crée le statut de société civile d’utilité sociale dont les actionnaires pourraient être de simples citoyens. Kaïs Saïed défend depuis 2012 l’idée d’affecter les fonds publics détournés avant 2011 à des investissements publics dans les territoires les plus défavorisés. Le rapport de la commission d’enquête sur la corruption, publié en novembre 2011, avait identifié 460 hommes d’affaires impliqués dans des détournements et transmis près de 300 dossiers à la justice, dont la majorité a fini dans les tiroirs du pôle judiciaire, où « la mafia avait ses alliés et où les suspects étaient assurés de limpunité », selon Sihem Ben Sedrine, ancienne présidente de l’Instance vérité et dignité, dont le rapport sur les crimes de l’ancien régime, y compris les crimes économiques, a été lui aussi enterré.

Les fonds concernés s’élèveraient à 13 milliards de dinars (environ 4 milliards d’euros, soit un quart du budget de l’État). Les fonds récupérés seraient confiés à une société publique d’actionnariat, placée sous la tutelle du président de la République et investis dans des projets de développement via les sociétés civiles d’utilité sociale réparties sur tout le territoire. Un dispositif à rapprocher du projet de construction institutionnelle sur lequel Kaïs Saïed a fait campagne, fondée sur un seul échelon d’élections au niveau local, pour former l’ensemble des assemblées, du conseil local à l’Assemblée nationale.

Les conseils locaux proposeraient des projets de développement, mais le décaissement des fonds par la société publique d’actionnariat serait approuvé par la présidence. Cette construction encore virtuelle, d’autant que la récupération des fonds n’est pas assurée, ajoute un levier économique au pouvoir présidentiel. Elle est censée bousculer les intérêts tant des anciennes oligarchies familiales qui détiennent l’essentiel de l’économie tunisienne que des principaux partis politiques qui ont noué des alliances avec elles pour reconduire ce qu’il est désormais convenu de qualifier d’« économie de rente ». Mais il s’agirait d’un modèle verrouillé politiquement et sans stratégie nationale pour donner un socle à la souveraineté politique que Kaïs Saïed entend restaurer.

Crise sociale et financière

Dans l’immédiat, c’est moins le projet que sa conduite très personnelle qui inquiète. Le chef de l’État persiste dans son refus de dialoguer avec des forces politiques qu’il juge dépassées et trop compromises. La dissolution, le 6 février dernier, du Conseil supérieur de la magistrature, jugé responsable des atermoiements de la justice dans les affaires de corruption, et son remplacement par un conseil provisoire qu’il a nommé et dont il peut retoquer les décisions achèvent la concentration des pouvoirs entre ses mains.

La dissolution du Conseil supérieur de la magistrature achève la concentration des pouvoirs.

Alors que le soutien populaire dont bénéficiait Kaïs Saïed a perdu l’intensité émotionnelle des premières semaines, après le 25 juillet 2021, il tire à présent sa force de l’appui des forces de sécurité et de l’armée, et surtout de la faiblesse des partis politiques, trop discrédités pour incarner une alternative et mobiliser au-delà de leur base militante. Le parti islamiste Ennahdha, grand perdant de la mise hors jeu du Parlement, est le fer de lance de l’initiative « Citoyens contre le coup d’État ». Mais, associé au pouvoir depuis 2011, il est largement mêlé à l’échec de cette décennie de transition et considéré comme le seul à en avoir tiré profit quand la majorité de la société a vu sa situation se dégrader. Son seul appui lui vient désormais de l’administration américaine, très hostile à un Kaïs Saïed perçu comme une nouvelle brèche dans la zone d’influence des États-Unis disputée par la Russie. Le Parti destourien libre, héritier du RCD, le parti de l’ancien régime, s’oppose aussi à l’actuel chef de l’État, qu’il accuse de détruire l’État bourguibien. Il redoute surtout de se voir privé d’une victoire promise aux prochaines législatives par le nouveau schéma institutionnel envisagé par Kaïs Saïed.

Le Président tiendra-t-il au-delà de l’été ? s’interroge-t-on désormais à Tunis alors que les rumeurs de coup d’État hantent l’atmosphère. La colère sociale gronde et la perspective d’une crise financière se précise. Sous l’effet de l’inflation mondiale, les prix explosent et détruisent le pouvoir d’achat d’une majorité de Tunisiens, même des classes moyennes, indifférents aux élaborations constitutionnelles de Kaïs Saïed.

L’augmentation des prix du blé et de l’essence, dont la vente est subventionnée, se répercute sur le déficit budgétaire que l’État ne parvient pas à financer. Si l’année 2022 lui offre un relatif répit dans le remboursement de sa dette externe, les agences de notation financière estiment désormais la Tunisie au seuil du défaut de paiement. Faute d’un accord avec le FMI, conditionné à une réduction de la masse salariale de l’État et aux privatisations d’une partie des entreprises publiques, structurellement déficitaires, la Tunisie ne peut plus accéder aux marchés financiers. La conjonction d’une crise financière, d’une crise sociale et de pressions extérieures pourrait mettre fin au miracle dont Kaïs Saïed a bénéficié jusqu’ici et ouvrir la porte à un pouvoir qui n’aura d’autre choix que de procéder de manière autoritaire à une cure d’austérité.

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