Cannes : Amours au féminin

Premier volet de notre traditionnel journal du festival. Parmi les perles de ce début de festival, trois films très différents mais à hauteur de femmes, entre amour total, interdit, en construction.

Christophe Kantcheff  • 25 mai 2022
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Cannes : Amours au féminin
Dans La Femme de Tchaïkovski, de Kirill Serebrennikov, Alyona Mikhailova interprète une épouse ravagée par la passion.
© BAC Films

La soixante-quinzième édition du Festival de Cannes a réussi son entrée en matière. La cérémonie d’ouverture a témoigné d’une remarquable dignité. La maîtresse de cérémonie, Virginie Efira, faisant preuve d’un grand professionnalisme, s’est montrée sobre et précise ; le président du jury, Vincent Lindon, a prononcé un discours posant l’essentiel de la relation entre art et politique, qu’on aimerait entendre un jour dans la bouche d’un·e ministre de la Culture ; tandis que la présence en visioconférence sur le grand écran du Théâtre Lumière du président de l’Ukraine en guerre, Volodymyr Zelensky, face à ses ex-semblables puisque comédien dans le passé, citant Le Dictateur de Chaplin, avait une sacrée gueule.

La Femme de Tchaïkovski 

de Kirill Serebrennikov, 2 h 23, en compétition

Après Le Disciple (2016) à Un certain regard, Leto (2018) et La Fièvre de Petrov (2021) tous deux en compétition, Thierry Frémaux et Pierre Lescure persistent dans leur soutien apporté à ce cinéaste et metteur en scène russe, qui fut persécuté et assigné à résidence par le régime de Poutine. Aujourd’hui installé à Berlin, se déclarant opposé à la guerre en Ukraine, Serebrennikov a pu monter les marches à Cannes. En sélectionnant, à côté de films ukrainiens, de telles œuvres russes dissidentes (mais en refusant d’accueillir « des représentants officiels russes, des instances gouvernementales ou des journalistes représentant la ligne officielle »), le festival a aussi résisté aux demandes de censure de l’Ukrainian Film Academy, qui appelait à écarter La Femme de Tchaïkovski de la sélection en raison de la nationalité de son réalisateur (cf. Le Film français, du 22 avril).

Qu’en est-il, alors, du film lui-même ? Certains, avant la projection, ne se reposant donc sur rien de concret, se réjouissaient de l’assagissement du cinéaste, dont le style serait devenu plus classique. Il n’en est rien. Certes, La Femme de Tchaïkovski est un film en costumes, dont l’action se déroule au XIXe siècle. Il est clair à l’écran que Serebrennikov n’a pas manqué de moyens. Mais la machinerie n’entraîne ici aucune lourdeur. La reconstitution à laquelle le cinéaste s’est livré ne l’a pas davantage poussé vers une recherche de la belle image, comme on en voit hélas tant, même si la virtuosité de la mise en scène est au rendez-vous. Le XIXe siècle russe de Serebrennikov est marqué par la boue dans les rues, la horde des miséreux devant les églises, le choléra et la tuberculose, qu’il n’esthétise pas, tout comme son sujet central : la terrifiante obsession d’une femme amoureuse d’un homme qui n’en peut mais, parce qu’homosexuel.

Il s’agit donc du compositeur Piotr Ilitch Tchaïkovski, interprété par Odin Biron, dont la jeune Antonina Miliukova s’éprend dès qu’elle le voit. Non parce qu’il est déjà célèbre ou pour toute autre raison d’ordre social – d’autant qu’elle est elle-même de bonne famille. Son amour est irrépressible, par définition irrationnel, et devient instantanément un absolu.

Le scénario n’explique pas pourquoi Tchaïkovski finit par accepter la demande en mariage, déjà empreinte de chantage (c’est ça ou elle se suicide), que lui fait la jeune femme. Besoin de respectabilité ? En proie à des difficultés financières, est-il tenté par la rente qu’elle a en perspective ? Quoi qu’il en soit, il ne lui cache pas les termes du marché : il lui promet tout au plus « un amour fraternel ».

Antonina refuse de voir l’évidence : l’environnement amical de son mari n’est fait que d’hommes, qui baigne dans un ensemble de signes et de représentations chantant la sensualité du corps masculin. Elle s’aveugle, tente un soir d’aller au-delà de l’« amour fraternel ». À la torture, Tchaïkovski riposte violemment et disparaît, semble-t-il en proie à une dépression.

S’engage dès lors un combat. D’un côté, le compositeur met tout en œuvre pour obtenir le divorce (jusqu’à proposer de prendre sur lui les torts), disposant des moyens de pression que cette société russe, où le mari a davantage de droits que l’épouse, lui offre. De l’autre, Antonina Miliukova est un bloc de refus, ravagée par sa passion pour un homme qui la fuit. La caméra de Serebrennikov enregistre sa déréliction, sa folie avilissante, la monstruosité dans laquelle elle sombre, en proie à des rages obscures (où surgit aussi le prégnant antisémitisme de l’époque). Plus rien ni personne ne compte pour elle sinon son mari définitivement perdu. Le cinéaste ne filme pas le Bien ou le Mal, une victime ou une sorcière. Il saisit un élan vital mutant en force destructrice à travers un personnage incarné par une époustouflante comédienne, Alyona Mikhailova. Du grand art.

Sous les figues

d’Erige Sehiri, 1 h 32, ****Quinzaine des réalisateurs

En Tunisie et en Suisse, deux films où la vie sentimentale et sexuelle est aux antipodes et qui pourtant se rejoignent.

Des travailleuses cueillent des figues. Il y a aussi des hommes, mais la caméra se tient davantage aux côtés des femmes. Nous sommes en Tunisie, dans une région agricole, où les perspectives pour les jeunes filles sont les études secondaires, la cueillette et… c’est tout. Unité de temps, unité de lieu. En partie en raison de contraintes de production, la cinéaste Erige Sehiri, qui vient du documentaire et signe ici sa première fiction, raconte une journée de travail dans un champ, du matin jusqu’au soir. C’est ce qui fait aussi sa force.

Sous les figues, présenté à la Quinzaine des réalisateurs, est un huis clos à ciel ouvert, où le sentiment de fermeture l’emporte. Sous les épaisses feuilles des figuiers, dont il faut ôter les fruits avec précision et délicatesse pour ne pas encourir les foudres du jeune patron, le sentiment général est qu’on ne respire guère. D’autant que ce travail n’est pas l’apanage des seules jeunes filles : y participent aussi des femmes plus âgées, qui sont comme leurs vis-à-vis, leur avenir projeté d’une existence étouffée.

Mais l’essentiel de ce qui préoccupe Sana, Fidé et Melek (interprétées par trois sœurs, Ameni, Fide et Feten Fdhili – tous les comédiens sont des non-professionnels) tourne autour de l’attitude à suivre avec les garçons. Des flirts s’esquissent. Cependant rien n’est possible, tout geste serait condamnable, condamné. Alors les mots tentent de compenser ce qui est interdit. Les conversations abondent, jeux d’un amour fantasmé sans hasard, verve équivalente, tout en en étant fort éloignée dans cette campagne où l’on parle un dialecte méprisé par les citadins, à celle qui se déploie chez Rohmer : les prudes paroles y sont gorgées d’un désir inassouvi. Un couple s’est créé malgré tout. Mais le lieu du rendez-vous « secret » qu’ils se chuchotent se situe devant un rayon d’épicerie. Cette jeunesse est sous le joug de l’empêchement sentimental et sexuel.

Erige Sehiri filme l’exploitation des plus démunis par un moins pauvre ; les rivalités d’une succession familiale sur un champ auxquelles fait face un des garçons qui a perdu ses parents ; et la domination masculine, toujours, lorsque le jeune patron veut abuser de Fidé. Pour autant, les jeunes filles sont vues comme des insoumises, non comme des victimes. La cinéaste montre leur vitalité, leur beauté, l’espérance aussi qui brille dans leurs yeux. Les femmes plus âgées, ainsi que les garçons, ne sont pas en dehors de ce regard enveloppant. La caméra d’Erige Sehiri crée une société, sans exclusive. C’est aussi pour cette raison que Sous les figues est un film profondément féministe.

99 Moons

de Jan Gassmann, 1 h 50, Acid

On pourrait penser que 99 Moons (« 99 Lunes »), programmé par l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (Acid), est l’exact inverse de Sous les figues. L’action se passe en Suisse alémanique. Bigna et Frank se retrouvent dans un parking pour un plan cul aussi bref que brutal. Bigna « gère » sa sexualité de cette manière. Frank lui confie que c’est pour lui une première fois.

Exposition parfaite : tout, ou presque, est déjà posé dans cette première séquence. Bigna veut se tenir dans un rapport froid, clinique, avec les hommes. Frank cherche à établir une autre relation, plus « humaine », plus sensible, ne serait-ce que par la conversation. Bigna est scientifique de profession, une rationaliste éclairée, habituée aux abstractions. Frank est serveur dans un club, filmé comme s’il se situait dans les entrailles de la terre, où la musique s’écoute à fond mais chacun sous son casque, un lieu de plaisirs et de drogues, organique et nocturne.

Or, voici l’imprévu : Frank tombe fou amoureux, tandis que, de son côté, Bigna s’en défend : « Tu confonds le sexe et l’amour », lui lance-t-elle. Cela prend un peu de temps, mais, traversée par une force plus puissante que sa volonté, elle doit aussi se l’avouer : elle ne peut plus se passer de lui.

Jan Gassmann filme la passion amoureuse, les corps qui se donnent, où qu’ils soient, dans une forme de sauvagerie douce. La passion tonne, déflagration dans l’instantané – comme les tremblements de terre qui secouent la Suisse à deux reprises. Mais qu’en est-il quand s’instaurent la durée, le quotidien, la vie matérielle ?

Le cinéaste raconte cette histoire sans l’ombre d’une démagogie ou d’une tentation consensuelle. Ses protagonistes se cognent aux limites de leur absolu, mais ne transigent pas. Ils sont inséparables, se quittent, les lunes passent, ils se retrouvent, toujours affamés l’un de l’autre. Bigna et Frank sont sans défense, exposés, face à leurs désirs comme face à la vie qui doit se construire. Le film est incroyablement beau de toute cette nudité fragile.

Là où, mine de rien, 99 Moons rejoint Sous les figues, c’est que lui aussi développe une vision féministe. Car, contrairement à Frank, qui s’est engagé dans une existence apaisée, Bigna ne cède à aucun conformisme tout en souffrant de ce à quoi elle ne peut se résoudre : une situation affective établie, un enfant… Cette intégrité-là, celle de ce film impeccable, servie par deux acteurs magnifiques, Valentina Di Pace et Dominik Fellmann, est rare au cinéma.

Culture
Temps de lecture : 9 minutes
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