Didier Fassin : « La démocratie est mise à l’épreuve »

Le sociologue Didier Fassin a coordonné une enquête sur la société française actuelle et les crises qu’elle a récemment traversées. Il observe ici combien le « moment critique » que nous vivons est profond et se trouve illustré par la dernière élection présidentielle.

Olivier Doubre  • 4 mai 2022 abonné·es
Didier Fassin : « La démocratie est mise à l’épreuve »
© Alain Pitton / NurPhoto / NurPhoto via AFP

Sociologue, médecin et anthropologue, titulaire de la chaire « Santé publique » au Collège de France, Didier Fassin a réuni plus d’une soixantaine de chercheurs issus de diverses disciplines de sciences sociales (Axel Honneth, Mireille Delmas-Marty, récemment décédée, François Héran, Michaël Fœssel, Françoise Vergès, etc.). Cette véritable somme (plus de 1 300 pages) analyse les multiples « langages de crise » qui ont cours depuis quelques décennies dans les lectures de la société française contemporaine, entre crises sanitaire, environnementale, sociale et démocratique.

À partir de ce gros travail, Didier Fassin livre ici une observation fine de la récente élection présidentielle. Ainsi, la réélection d’Emmanuel Macron par un cinquième de l’électorat est le signe d’une véritable crise de la représentation, qui ne cesse de s’approfondir. La démobilisation des plus jeunes vis-à-vis de la chose politique inquiète particulièrement. Plus largement, l’auteur propose un regard lucide sur ce « moment critique » et s’interroge sur cette « société qui vient ». Non sans explorer aussi les nouvelles formes de vie démocratique, en termes de participation et de mobilisation autour des communs et de l’écologie, par exemple.

Le livre que vous dirigez analyse les nombreux « langages de crise » qui secouent la société et ses lectures contemporaines. Comment ce projet s’est-il structuré ?

Didier Fassin : Pendant le mouvement des gilets jaunes, j’ai eu une conversation avec un directeur éditorial du Seuil au cours de laquelle nous nous sommes dit que cette mobilisation invitait à une réflexion plus large sur le moment critique que traversent les sociétés contemporaines, en particulier la société française. Dans les mois qui ont suivi, j’ai peu à peu élaboré, à travers des discussions avec des proches et des collègues, une architecture en six parties rassemblant près de soixante-dix autrices et auteurs. Les « enjeux » (de l’avenir de la planète à la question des migrations), les « politiques »(pour penser les grandes catégories de la démocratie, de l’autoritarisme ou du progressisme) et les « mondes » (afin d’analyser les changements en cours dans la famille, les banlieues et les campagnes) se sont immédiatement imposés, de même que les « inégalités », dont l’importance me semble telle pour cette société qui vient que je les ai placées au centre du livre. Les « reconnaissances » ont émergé un peu plus tard, permettant de mettre au jour des catégories nouvelles pour penser la société, comme la race, le décolonial, la laïcité, les non-humains. Quant aux « explorations », elles sont conçues comme des ouvertures vers des alternatives et des possibles, qu’il s’agisse de l’économie solidaire ou de la désobéissance civile.

Avec les appels à une union populaire, l’horizon d’attente s’est ouvert et, pour les orphelins de la gauche, l’univers des possibles s’est éclairci.

Toutefois, pour éviter un catalogue de thèmes, nous avons gardé en tête l’idée d’approche critique pour aborder toutes ces questions. Par exemple, nous ne dénonçons pas les théories du complot, mais essayons de comprendre ce qu’elles disent de nos sociétés ; nous ne proposons pas une définition du populisme, mais établissons sa faible pertinence analytique…

Au lendemain de l’élection présidentielle, en quoi l’expression de l’électorat français vous semble-t-elle confirmer votre « diagnostic » de ce « moment critique » que vous analysez dans le livre ?

Plutôt que le discours sur la multiplication des crises, j’ai en effet préféré parler de moment critique. Car invoquer sans cesse l’existence de crises, c’est, d’une part, éluder les causes profondes qui conduisent à ces situations pour ne se concentrer que sur les conséquences, et, d’autre part, réagir dans l’urgence au prix même d’une suspension des libertés fondamentales lorsqu’on proclame un état d’urgence. S’interroger sur le présent comme moment critique, c’est prendre du recul pour penser ce qui est en jeu dans les différents domaines : la mondialisation et la financiarisation, le terrorisme et le complotisme, la prison et l’hôpital, l’inquiétante puissance des plateformes numériques ou la persistance de disparités dans l’accès à la culture. Si, donc, on examine ce moment critique à la lumière de l’élection présidentielle, on voit combien elle confirme certaines des analyses que nous avons faites. Avec un président de la République choisi par seulement un cinquième de l’électorat (si l’on prend en compte les personnes qui se sont abstenues, ont voté blanc ou nul, ou bien ont choisi Emmanuel Macron pour faire barrage à sa rivale), c’est l’idée de représentation qui est ébranlée. Avec le plus haut niveau d’abstention à une élection présidentielle depuis plus d’un demi-siècle, c’est la démobilisation, surtout parmi les jeunes, qui se poursuit. Je pourrais continuer, et l’on constaterait que c’est ainsi la démocratie – non pas comme idée ou projet, qui demeurent prisés, mais comme réalité concrète – qui se trouve mise à l’épreuve.

Le titre, La Société qui vient, a été choisi pour ne pas se concentrer sur le simple constat d’une société marquée par les crises, mais pour indiquer que ce « moment critique » est aussi celui d’un « temps de résistances, de mobilisations et d’expérimentations ». Là encore, les résultats des derniers scrutins vous semblent-ils porteurs d’une évolution en ce sens ?

Pour celles et ceux qui partagent un projet de société dans lequel la justice sociale est une valeur centrale, les droits des travailleurs sont défendus, la protection des exilés est assurée et l’avenir de la planète représente une urgence, il s’est passé, en un laps de temps très court, quelque chose d’assez étonnant : un revirement d’état d’esprit. Après le premier tour d’une élection présidentielle qui ne laissait plus de choix qu’entre une candidate d’extrême droite et un candidat dont certains discours et politiques empruntaient de plus en plus à cette extrême droite, l’horizon d’attente s’est refermé, particulièrement pour des jeunes qui n’ont connu que cette alternative depuis qu’ils sont en âge de voter. Or, au lendemain du second tour, avec les appels à une union populaire pour les législatives, cet horizon d’attente a semblé s’ouvrir au-delà même de ce qui était imaginable il y a seulement quelques mois. Certes, on est bien loin d’un changement de majorité parlementaire mais, au moins, pour ces orphelins de la gauche, l’univers des possibles s’est éclairci.

Au-delà des élections, il existe une multitude de formes démocratiques à travers des modèles de production ou de consommation responsables.

Toutefois, il ne faut pas rester prisonniers d’un certain présentisme (1). Au-delà d’échéances électorales que nous avons trop tendance à survaloriser, nous avons essayé de rendre compte, dans le livre, de la multitude des formes de vie démocratique, en termes de participation et de mobilisation autour des communs et de l’écologie, à travers des modèles innovants de production ou des modes de consommation responsables.

Ces explorations vous semblent-elles des lignes directrices majeures vers une « société qui viendrait », plus juste, plus égalitaire, voire plus apaisée ?

Bien sûr, les pistes que nous ouvrons ne font que dessiner des possibles, montrer le pouvoir de l’imagination, récuser l’idée qu’« il n’y a pas d’alternative », pour reprendre la formule de Margaret Thatcher que beaucoup de responsables politiques pourraient avoir adoptée. Mais, pour atteindre cette société que vous décrivez, il faut d’autres changements, plus structurels, s’adressant aux sources idéologiques, économiques et politiques de la violence sociale.

Pensiez-vous décrire dans ce livre le début d’un changement d’époque ? Avec peut-être l’espoir de construire des pans du fameux « monde d’après »dont beaucoup se sont pris à rêver lors du premier confinement anti-covid ?

Un changement d’époque ? Je n’y crois pas. Les promesses d’un supposé monde d’après ont fait long feu. La reconnaissance des erreurs passées et l’affirmation d’une réinvention de soi telles que le chef de l’État les a exprimées au début de la pandémie (et à nouveau une fois sa réélection acquise) procèdent d’une rhétorique sans conséquence pratique, tout comme l’ont été les déclarations des grands entrepreneurs capitalistes assurant qu’ils allaient modérer leurs revenus et œuvrer à réduire les inégalités. S’agissant du président de la République, on a vu comment il comptait s’en prendre aux bénéficiaires du RSA plutôt qu’au patrimoine des plus riches, repousser l’âge de la retraite sans tenir compte du fait que les 5 % les plus pauvres ont une espérance de vie inférieure de treize ans à celle des 5 % les plus aisés, durcir l’ordre sécuritaire et augmenter le nombre de policiers. Quant aux dirigeants des entreprises du CAC 40, ils viennent de doubler en un an leurs revenus exorbitants tout en continuant de pratiquer l’optimisation fiscale aux dépens du budget de l’État et de privilégier les dividendes des actionnaires plutôt que les emplois ou le pouvoir d’achat de leurs salariés !

Non, il ne faut pas rêver, ou croire les rêves qu’on veut nous vendre. Il faut lutter pour rendre la société moins destructrice de la planète, pour y faire prévaloir le droit sur la force, pour y réduire les disparités devant la maladie et la mort, pour y assurer la protection des plus faibles, à commencer par les exilés, tant maltraités par le pouvoir. Une « société qui vient »plus respectueuse de l’environnement, plus juste et moins brutale est d’abord le résultat de mobilisations citoyennes, y compris à travers les élus, les syndicats et les associations.

(1) Concept, ou « régime d’historicité », forgé par l’historien François Hartog, qui décrit par ce terme la montée en puissance du présent dans l’appréhension et l’expérience contemporaines de l’histoire (et du temps) par les individus et la société.

Didier Fassin Sociologue, professeur au Collège de France.

La Société qui vient, Didier Fassin (dir.), Seuil, 1 340 pages, 29 euros.

Idées
Temps de lecture : 9 minutes

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