« Écouter la parole des gens lambda »

L’antifascisme entend répondre à une menace, mais échoue à la définir vraiment. Un flou qui explique certains désaccords stratégiques. Gilles Vergnon et Nicolas Lebourg reviennent pour Politis sur ces notions idéologiques et ce qu’elles disent de nos égarements.

Hugo Boursier  et  Maxime Sirvins  • 25 mai 2022 abonné·es
« Écouter la parole des gens lambda »
À Toulouse, le 1er mai 2022.
© Frederic Scheiber/Hans Lucas/AFP

Étonné d’être questionné sur son quotidien, comme s’il n’intéressait personne et surtout pas les médias ou les politiques à échelle nationale, Victor en profite. Il n’en finit pas d’insister sur les situations qui le choquent, quitte à laisser tiédir sa pizza de la Petite Venise, l’un des restaurants de Peyrat-le-Château qu’il ne s’offre jamais en temps normal. Mais où quelques jeunes du coin se retrouvent après le boulot. Cet employé d’un magasin de bricolage donne sa vision d’un « mode de vie rural » qu’il compte bien « défendre ». Certes, dans ce village de Haute-Vienne d’un millier d’habitants, le vote insoumis à la dernière présidentielle a ferraillé victorieusement face à celui du Rassemblement national. « Un ras-le-bol contre un peu tout », estime l’ancien Isérois aux traits calmes et rieurs, pour expliquer le scrutin. Mais lui n’a pas pu se rendre aux urnes. Ça l’embête beaucoup, tant son parcours est traversé par l’engagement dans la vie de la cité – associations de chasse, de pêche et passion pour la pétanque, lorsqu’il vivait encore chez ses parents, à Saint-Victor-de-Morestel. « Moi, j’aime bien Jean Lassalle. Ce gars n’est pas con, il a entendu la colère du terroir », confie-t-il, en répétant « ne pas s’y connaître en politique ». Comme s’il était gêné de donner son avis du haut de ses 24 ans, lui, l’habitant de ce qu’il appelle avec ironie ce « désert niveau jeunesse ».

Si LFI a su mobiliser les quartiers populaires urbains lors de la présidentielle, la Nupes doit désormais convaincre les zones rurales, attirées par le RN. Un défi tant le fossé s’est creusé ces dernières années. C’est le sujet de notre série, « Gauche : nouvelle campagne ».

Ce constat revient souvent lorsqu’il décrit ses trois premiers mois dans le village bordé par un lac que les Anglais, touristes ou nouveaux propriétaires, affectionnent beaucoup. Avec des gens de son âge, il aimerait parler davantage des problèmes de sa génération, lui qui a été obligé de quitter son département à cause des prix de l’immobilier. Situé à vingt minutes du magasin, où les tondeuses sont alignées à la place d’une ancienne station-service, son appartement ne lui demande pas des déplacements trop gourmands en gasoil. Ce sont plutôt ses allées et venues de fin de semaine à Limoges, où il se rend dans un magasin de pêche, qui le ramènent à la pompe. Pour Loïc, ouvrier dans une entreprise de maintenance d’engins forestiers, ce sujet illustre bien le décalage entre les annonces de l’Élysée pour pallier l’inflation et le quotidien à la campagne. « Dire qu’on va aider la ruralité avec 100 euros par mois, c’est vraiment ne pas savoir comment on vit », souffle-t-il. Il y a encore quelque temps, avec ses amis Yann et Vinnie, ils s’arrangeaient pour faire du covoiturage entre leur domicile respectif et leur lieu de travail. Un calcul qui leur permettait d’économiser environ 150 euros par mois. Toujours utile quand il faut veiller sur chaque dépense, et que « les supermarchés, ici, sont des magasins franchisés où le panier est toujours plus cher qu’ailleurs », rappelle Loïc. Assis sur une petite butte en face de leur voiture, les trois amis rejettent tour à tour la politique de Macron, qui les a « enterrés », tout en saluant « de bonnes mesures » chez Mélenchon… comme chez Le Pen.

L’impression que leur quotidien est oublié et qu’il faut très tôt se débrouiller « entre nous ».

Dans l’ancien Limousin, avalé dans l’immense région Nouvelle Aquitaine, la candidate frontiste a gagné du terrain alors que l’ancrage local se situait plutôt à gauche. Le 10 avril, elle est arrivée en deuxième position en Haute-Vienne (+ 4 points par rapport à 2017), comme en Corrèze (+ 5 points) et a conforté sa première place dans la Creuse. À l’échelle du territoire, les zones rurales sont majoritairement bleu marine, soulignant un découpage territorial de l’électorat autour de ces campagnes en déclin. Loïc le confirme : selon lui, « Marine Le Pen peut avoir de très mauvaises idées, mais Mélenchon, lui, a tendance à faire de la gauche-bobo ». C’est-à-dire urbaine. Car, dans ces territoires, si le vote en faveur du Rassemblement national ne se cache pas – tant il n’est plus problématique de l’affirmer, comme l’explique le sociologue Benoît Coquard (1) –, c’est aussi un rapport à la représentation qui est questionné. Il y a cette impression que leur quotidien est oublié et qu’il faut très tôt se débrouiller « entre nous », car « aujourd’hui, c’est à celui qui va bouffer le prochain », regrette Victor, lui qui est fier de détailler sa volonté de créer des associations, voire d’être « maire, un jour ». En se déclarant délaissés par l’État et absents des imaginaires politiques progressistes, certains jeunes se replient sur une communauté floue – la ruralité –, voire un cercle d’amis proches. C’est cette hiérarchie du « déjà, nous » dont parle Benoît Coquard, captée par le Rassemblement national qui la reformule par « les Français d’abord ».

« Entraide des villages »

Face à ce sentiment de « désespoir » exprimé par Victor, chacun a sa méthode pour se réapproprier le récit d’un mode de vie « oublié », voire « nié ». Pour lui, c’est en insistant sur l’importance de la transmission. Il rappelle l’histoire de cet ami agriculteur en Isère, qui a passé sa vie à s’occuper de la ferme paternelle et de son frère handicapé, après que ses parents sont décédés très tôt. À l’âge de la retraite, son exploitation n’intéressait personne. « Quand on travaille 60 heures par semaine pendant quarante ans et qu’on ne trouve pas de repreneur à la fin de sa vie, on se dit que ce labeur n’a servi à rien. Il faut que cet héritage touche les jeunes générations », explique-t-il. De son côté, Yann vante « l’entraide des villages » qui existe encore, même si elle était plus présente, selon lui, au temps des anciens. La faute aussi à ce monde du travail qui change, selon lui, le mécanicien qui exerce « un métier manuel que plus personne ne veut faire et qui n’est pas récompensé ». Et peut-être, dans cette compétition généralisée où tout le monde se connaît, à ces jeunes qui « touchent des aides à ne rien faire ».

Pour Quentin, 25 ans, il s’agit de mettre en avant le rôle social de la chasse dans des territoires où, à défaut d’avoir des services publics, « seules les associations permettent à toutes les classes sociales de se croiser ». Le jeune homme aux cheveux poivre et sel veut redorer le blason des campagnes. Il reste vigilant sur les termes à utiliser. Ces associations, d’après lui, ne « re »dynamisent pas les villages car ces derniers ne sont pas tous éteints, comme il est facile de les caricaturer. Même chose pour l’image de la chasse. « Ce qui me gêne le plus, c’est que Mélenchon et Jadot, qui disent défendre les gens populaires, attaquent la chasse alors que c’est aussi un loisir populaire », dénonce cet électeur qui fait du soutien à la ruralité la boussole de son vote. « Il faut arrêter de nous voir comme dans le sketch des Inconnus. » Le long d’un verdoyant sentier creusois qui longe le ruisseau des Vergers, à Bourganeuf, il insiste sur cette nature de laquelle il s’est toujours senti proche. « Depuis tout jeune, je pêche, je chasse, je vais aux escargots, aux champignons », décrit-il en croyant reconnaître la dentelle dorée de girolles au pied d’un arbre. « Il y a l’écologie de ceux qui ont les deux pieds sur le béton, et l’écologie de ceux qui ont les deux pieds dans la terre », résume-t-il.

« Ici, tout ferme », « seules les associations permettent à toutes les classes sociales de se croiser ».

Qu’en est-il de la chasse à la glu ? Pour lui, cette tradition est celle d’une « infime » partie des pratiquants. Il aurait préféré voir cette activité « disparaître naturellement » plutôt qu’être « frappée par un coup de marteau ». Et les accidents, comme pour cette randonneuse de 25 ans, tuée par balle par une jeune chasseuse en février ? « Ils sont de moins en moins nombreux », ajoute-t-il, pour montrer que « la chasse a beaucoup évolué ». Il concède que, sur ce point, il reprend le discours de Willy Schraen, le patron du lobby des chasseurs. L’homme a d’ailleurs eu l’oreille de l’Élysée pendant tout le premier quinquennat d’Emmanuel Macron. Ce n’est pas pour autant que Quentin se sent représenté par le Président. Si la chasse est partie intégrante de sa vie, elle ne résume pas son identité. Derrière ces mots choisis, le technicien de maintenance en milieu hospitalier fustige aussi le recul de l’État en une formule lapidaire : « Ici, tout ferme. » Un éloignement qui se ressent dans les corps : « Si je prends rendez-vous chez mon médecin traitant, j’attends une semaine, et si je dois aller chez l’ophtalmo, c’est dans une maison de santé à Montluçon », soupire-t-il en pointant, dans le vide, cette ville à plus de 100 kilomètres de chez lui. En Corrèze et en Creuse, « la permanence des soins est préoccupante compte tenu de la faible densité des professionnels de santé », confirme un rapport de la Cour des comptes (2).

« Deux mondes »

Un déclassement que ressentent aussi Lise*, Paul* et Nabil* qui, pour les deux derniers, travaillent au Potron-Minet, un bar d’Eymoutiers. Ces sympathisants de Mélenchon considèrent que le vote RN dans la région est surtout un vote de « cette vieille campagne qui a peur de tout ». Le village occupe une place particulière : il borde le plateau des Mille Vaches et a ouvert un centre d’accueil de demandeurs d’asile en 2014. Le réseau d’associations alternatives draine des préoccupations prises en charge par le programme de l’Union populaire. Une affiche de la campagne présidentielle de l’insoumis, rarement visible ailleurs, est encore intacte sur la vitrine d’un local abandonné. Lise, qui est en fac d’anglais à Limoges, explique qu’il existe « deux mondes ». L’un qui est ouvert aux différences, l’autre qui ne sort pas beaucoup, « victime d’une sociabilité en circuit fermé », même si on concède facilement qu’on ne « se mélange pas beaucoup ». Du reste, les crispations identitaires ressurgissent toujours. Ahmed a été la cible de remarques racistes à son arrivée. Des clients l’interrogeaient sur l’islam et les musulmans, comme si sa barbe faisait de lui l’expert des pratiquants. « Ça a duré trois semaines », balaie-t-il d’un sourire. « Forcément, l’isolement joue sur le vote », expose Paul, cuisinier dans l’établissement. Comme un message destiné à la nouvelle alliance de gauche.

(1) Ceux qui restent, Benoît Coquard, La Découverte, 2019.

(2) L’accès aux services publics dans les territoires ruraux, Cour des comptes, 20 mars 2019.

Politique
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