« Entre jeunes et classe politique, une défiance s’est instaurée »

Pour Sarah Pickard, sociologue spécialiste de l’engagement dans les jeunes générations, la forte abstention dans cette classe d’âge s’explique par une défaite de la classe politique.

Lucas Sarafian  • 22 juin 2022 abonné·es
« Entre jeunes et classe politique, une défiance s’est instaurée »
© Pablo Tupin / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

La petite sortie pour se rendre à son bureau de vote le dimanche matin n’est pas une habitude courante chez les jeunes générations. Au premier tour des législatives, l’abstention de cette partie de la population s’est élevée à 69 %, selon les principaux instituts de sondage. Si, au moment de boucler cette édition, le chiffre pour le second tour n’est pas connu, il devrait être tout aussi important au regard de la faible participation générale. Pour Sarah Pickard, l’abstention n’est pas forcément synonyme de dépolitisation des jeunes, qui préfèrent parfois s’engager en adoptant de nouveaux modes de consommation ou en défendant des causes qu’ils ne trouvent pas assez portées par le système politique, comme l’environnement, le féminisme ou l’antiracisme. Mais la chercheuse ne romantise pas l’abstention comme un signe politique toujours conscient. Elle estime, d’après les très nombreux entretiens qu’elle a pu mener auprès des jeunes générations, que leur désintérêt existe bel et bien mais devrait inciter la classe politique à réfléchir à l’offre qu’elle propose : est-elle en adéquation avec les aspirations de la jeunesse qu’elle est aussi censée représenter ? En clair, l’abstention, c’est d’abord une défaite des politiques.

Pourquoi l’abstention est-elle plus forte spécifiquement parmi les jeunes générations ?

Sarah Pickard : Elles sont en colère. C’est ce qui ressort des nombreux entretiens que j’ai pu mener. Et cette émotion est un facteur déclencheur pour l’engagement ou le désengagement politique. Au contraire de la peur ou de l’angoisse, la colère est motrice d’engagements militants ou d’abstention. Et dans les deux cas, on se détourne des urnes. Il y a une raison à ce phénomène : la jeunesse d’aujourd’hui n’a quasiment connu qu’une série de crises très importantes. Notamment la crise financière de 2007 et plus récemment la crise sanitaire et économique de 2020 et 2021. S’est ajoutée à cela la crise écologique très prégnante dans leur pensée. Et lorsqu’ils regardent leur vie, ils voient que leur entrée sur le marché du travail sera de plus en plus difficile, que le chômage est important, que leur situation alors qu’ils sont encore étudiants se précarise et que les chances de trouver de la stabilité économique s’amoindrissent. Ils pensent que la classe politique n’est plus capable d’agir pour résoudre ces problèmes et qu’elle ne prend pas en compte ce qu’ils vivent. Donc, les jeunes n’ont plus envie de la valider. Le bulletin de vote glissé dans l’urne n’est logiquement plus leur mode d’expression politique privilégié.

Est-ce un désengagement massif ?

Les chiffres montrent qu’ils se détournent des urnes de façon importante. Mais il est important de nuancer : on ne peut pas dire que tous les jeunes ne s’intéressent pas à la politique. Certains sont très engagés dans les partis politiques, même si c’est une minorité. D’autres qui ne s’engagent pas mais qui participent à la vie citoyenne en votant. D’autres qui sont désintéressés et qui ne s’imaginent pas décider d’un bulletin dans l’isoloir.

Ils ne se sentent pas représentés et croient être instrumentalisés à des fins électoralistes.

Oui, les jeunes ne vont plus aux urnes si l’on regarde les chiffres. Mais ça ne veut pas dire qu’ils tournent le dos à la politique, qu’ils sont paresseux, passifs, égoïstes ou ignorants du fonctionnement du système institutionnel comme on peut souvent l’entendre. Au contraire, il y a une forte politisation chez les jeunes comme on n’en a pas vu depuis les années 1960. Aujourd’hui, la jeunesse est très engagée pour défendre des causes précises comme l’environnement, les luttes féministes ou les questions antiracistes dans des mouvements de protestation comme les marches pour le climat, les manifestations Nous Toutes ou Black Lives Matter. Elle adopte des comportements plus en adéquation avec ce qu’elle défend en développant une pensée sur sa consommation : le végétarisme, le fait d’éviter de prendre l’avion. C’est une façon de vivre en harmonie avec ses valeurs mais aussi d’agir à son échelle. Ils veulent changer de schéma. Et c’est dans leurs engagements personnels qu’ils retrouvent leur idée de la politique. Une conscience collective se crée et leur donne de l’espoir. Un espoir qui ne se trouve plus dans la classe qui se présente aux élections. En vérité, ce n’est pas une rupture entre générations – entre les « boomers » et les jeunes –, mais plutôt entre les jeunes et le système politique.

Pourtant, on parle plus souvent de désintérêt pour la politique que d’« engagement » pour l’abstention…

Cette posture, qui n’est pas un geste conscientisé ni un acte volontairement politique, amène justement à questionner l’adéquation entre les aspirations des jeunes et l’offre que leur propose la classe politique. Prenons l’exemple de la question climatique, qui est le thème qui intéresse le plus la jeune génération. Sur ce point, elle est très critique à l’égard du gouvernement qui ne remplit pas les objectifs qu’il se fixe. Elle se pose donc des questions sur la capacité des gouvernements et des acteurs politiques à donner des réponses, à agir assez vite et à être finalement à la hauteur des questions qu’elle considère comme étant sa priorité. Les discours médiatiques répètent à longueur de journée que les jeunes se fichent entièrement de la politique, mais ce n’est pas le cas : c’est une question d’accord entre ce qu’on leur propose et ce qu’ils pensent. Et aujourd’hui, il n’y a pas de concordance. Alors on ne se dirige pas vers son bureau de vote, car il y a une grande déception vis-à-vis de la classe politique.

Comment la classe politique considère-t-elle la jeunesse ?

Elle ne l’écoute pas. Ou ne s’intéresse pas à elle car elle vote moins et représente une très petite partie de l’électorat. L’offre politique concerne plutôt une société plus âgée, pour qui voter est un geste davantage inscrit dans son comportement. Certes, les politiques font des efforts pour atteindre la jeunesse en communiquant sur les réseaux sociaux, en adaptant leur discours. Cela crée un intérêt certain. Mais ce n’est pas suffisant. La jeunesse considère qu’ils n’offrent toujours pas une réponse à la hauteur des enjeux et qu’ils s’adressent à elle de manière condescendante. Les questions qu’elle se pose sont claires : la classe politique réagit-elle assez face aux chiffres de l’abstention ? Comment leur donner l’envie de voter ? En clair, se remet-elle en question ?

Pourtant des discours, plutôt à gauche, témoignent d’une certaine considération en défendant la gratuité de l’université, en proposant une allocation autonomie jeune, la réforme de Parcoursup… Faut-il comprendre qu’il est trop tard ?

La jeunesse a développé une sorte de cynisme, un effet de « tous pareils et tous pourris ». Elle ne croit plus aux promesses qu’on lui lance. François Hollande l’a affirmé au début de son mandat de Président, en janvier 2013 à Grenoble : « J’ai fait de la jeunesse la priorité du quinquennat. » L’un des messages forts de la communication d’Emmanuel Macron, c’est de se présenter comme « le Président des jeunes ». Bien sûr, les programmes abordent la question de la jeunesse et proposent des mesures qui les concernent. Mais force est de constater qu’ils retiennent que ces promesses n’ont jamais été tenues durant les deux précédents mandats, voire que des politiques ont été mises en place contre eux. Ils sont si déçus qu’ils ont tendance à ne plus croire ce qu’on peut leur dire. Une grande défiance s’est instaurée.

Enfin, ils ne se sentent pas représentés en termes de genre ou d’ethnicité – des questions qui les préoccupent beaucoup. Pour eux, la classe politique n’est pas à l’image de la société, de ce qu’ils sont. Ils croient fermement être instrumentalisés à des fins électoralistes. Une simple réserve de voix pour que les politiques accèdent au pouvoir. Sont-ils vraiment consultés par les hommes et les femmes en responsabilité ? Sont-ils pris en compte au sein des partis politiques dans l’élaboration des programmes ? En réalité, ils se sentent écartés de la vie politique et pensent que la classe dirigeante les dénigre en plus de les exclure. Cette fracture est bel et bien enracinée.

Sarah Pickard Maîtresse de conférences en civilisation britannique contemporaine à l’université Sorbonne Nouvelle.

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Fin de régime
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