Environnement : Les scientifiques passent à l’action

Conscients que leurs alarmes ne suffisent plus, les spécialistes du climat s’engagent concrètement pour la planète.

Vanina Delmas  • 1 juin 2022 abonné·es
Environnement : Les scientifiques passent à l’action
© PAVO

Quelques heures avant la fermeture du Muséum national d’histoire naturelle, à Paris, un étrange ballet de blouses blanches s’est animé, le 9 avril, dans la galerie de paléontologie et d’anatomie comparée, autour du gigantesque et fameux squelette de mammouth. Une vingtaine de personnes déployaient des drapeaux portant le symbole du mouvement Extinction Rebellion, ainsi qu’une banderole clamant : « Dire la vérité n’est pas un crime ».

Cette vérité qu’ils veulent crier hors de leurs laboratoires, c’est celle sciemment ignorée par les décideurs politiques : les conséquences liées au changement climatique sont déjà là, avec un réchauffement d’environ 1,1 °C par rapport à l’ère préindustrielle, et il est urgent d’agir sur les solutions pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Quelques jours plus tôt, des scientifiques, dont Peter Kalmus, de la Nasa, ont bloqué l’entrée d’un bâtiment de la banque JPMorgan Chase à Los Angeles, pour dénoncer les financements de projets liés aux énergies fossiles. Pas moins de 63 actions directes non-violentes dans 26 pays ont été répertoriées dans le cadre de la semaine « Rébellion scientifique » lancée par le groupe Scientist Rebellion, créé en 2020 par deux doctorants en physique du St Andrews College en Écosse. Des mobilisations qui font écho à la tribune des mille scientifiques publiée dans Le Monde appelant tous les citoyens, y compris leurs pairs, à se mobiliser via des mouvements de désobéissance civile ou des alternatives locales.

En France, des groupes locaux de scientifiques en rébellion se sont formés pour agir sur tout le territoire. À Nice, Élodie Vercken s’est mise en « grève scientifique » pendant une semaine, pour consacrer la totalité de son temps à des sujets liés à la crise climatique et écologique dans ses recherches, participer à des conférences sauvages et à une action sous forme de « murder party » pour sensibiliser les gens à la sixième extinction de masse. Écologue depuis douze ans à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, elle s’est toujours interrogée sur son rôle sociétal et a vite ressenti le besoin d’aller au-delà de la recherche fondamentale. « En 2017, j’ai été nommée au Conseil national de la protection de la nature. J’ai cru que j’aurais un impact. Cela a été une grande claque ! raconte-t-elle. D’abord, la plupart des projets sur lesquels nous devions donner notre avis étaient à côté de la plaque, notamment de grands projets routiers. Et j’ai réalisé que les décideurs politiques ne manquent pas d’experts, connaissent les enjeux environnementaux. Et à quel point ils n’en font aucun cas ! »

63 actions directes ont eu lieu lors de la semaine Rébellion scientifique.

Une deuxième claque viendra avec la COP 26, vue comme la « COP de tous les espoirs » pour une génération de scientifiques, puisqu’elle avait lieu juste après la parution d’un rapport du Giec, et qui s’est transformée en « COP de tous les échecs ». « On n’a plus le temps de faire passer des messages gentiment, poliment, au rythme de la transition. Maintenant, il faut le rythme de la transformation, même si cela provoque de l’inconfort pour certains », tonne Élodie Vercken.

Soutiens militants

Kévin Jean a franchi le cap lors d’une action « Démasquons Macron » en mars 2020, le lendemain de l’allocution du président de la République demandant aux citoyens de faire confiance aux scientifiques à propos du coronavirus. Ce jour-là, il prend la parole avec sa casquette d’épidémiologiste au Conservatoire national des arts et métiers pour alerter sur le bilan catastrophique du Président sur le plan écologique et social. Il est interpellé par les forces de l’ordre et placé en garde à vue, avec d’autres scientifiques, le sociologue Milan Bouchet-Valat et l’astrophysicien Jérôme Guilet (1). « J’ai signé plusieurs tribunes, je me bats pour intégrer le changement climatique dans mes cours, dans les plaquettes pédagogiques. Malgré tout cela, les décisions politiques ne suivent toujours pas. L’étape suivante était donc la désobéissance civile, explique celui qui est également président de l’association Sciences citoyennes. Si on se donne du mal pour établir les faits et que nos constats ne sont pas écoutés, cela pose une vraie question de fond : à quoi sert-on en tant que scientifique dans la société ? »

Kévin Jean recommence quelques mois plus tard pour la marche sur les aéroports (3 octobre 2020) et était présent cette année à l’occupation de la porte Saint-Denis à Paris par Extinction Rebellion. « Nous devons faire preuve d’une certaine exemplarité pour incarner les appels que nous lançons, et c’est aussi une façon de légitimer ces actions en actant que les militants qui prennent des risques ont les constats scientifiques de leur côté », précise-t-il.

En 2019, Wolfgang Cramer, directeur de recherche (CNRS) à l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale, suit la même démarche lorsqu’il est appelé comme témoin lors des procès des décrocheurs de portraits d’Emmanuel Macron. Cette action de désobéissance civile menée par ANV-COP 21 a mené la plupart des activistes devant les tribunaux pour « vol en réunion ». Le géographe et écologue estime que c’est son devoir de citoyen de répondre lorsqu’il est convoqué devant une cour de justice, et son devoir de scientifique de témoigner de l’urgence climatique. En 1978, alors étudiant en deuxième année de géographie à l’université de Giessen en Allemagne, il assiste à un colloque sur le changement climatique dû à l’activité humaine. Les propos de l’intervenant ont bouleversé les étudiants, mais leurs professeurs les considéraient comme de la science-fiction. Durant les mêmes années, les pluies acides ont tellement ravagé les forêts allemandes que les gardes forestiers, qui sont pourtant des agents de l’État, ont organisé des balades pour expliquer à la population ce qui se passait. Autant d’exemples qui l’ont marqué et incité à communiquer auprès du plus grand nombre, notamment lorsqu’il est devenu contributeur du Giec en 1994.

On n’a plus le temps de faire passer des messages poliment.

Autres moments de bascule : la COP 21 avec l’accord de Paris en 2015, puis le rapport du Giec en 2018. « La communauté scientifique s’est impliquée dans une approche particulièrement interdisciplinaire pour montrer la nécessité d’une transition venant de multiples secteurs de la société (transport, bâtiment, énergie). L’approbation de cette vision d’une transformation globale par les décideurs était très encourageante, se souvient Wolfgang Cramer. En même temps, on voyait déjà que de nombreuses actions ou communications politiques étaient du greenwashing. En 2015 c’était l’euphorie ; depuis 2018, c’est un peu le backlash [effet revers] et c’est très déprimant. » Même s’il n’est pas prêt à participer personnellement aux actions de désobéissance civile non-violente, il lui semble primordial de pointer qui sont les industriels ou les acteurs politiques responsables des problèmes actuels.

Sortir de la routine

Outre les actions coups de poing plus médiatiques, d’autres formes d’engagement sont précieuses pour faire sauter quelques verrous et se sentir utile. Refuser la routine académique conduisant les jeunes scientifiques vers la recherche fondamentale en est une. Après sa thèse au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement, sur le coût des énergies renouvelables dans le mix électrique français, Quentin Perrier décide de quitter le monde de la recherche pour rejoindre des think tanks, notamment l’Institute for Climate Economics (I4CE). Celui-ci avait été initialement mis sur pied par la Caisse des dépôts au sein de sa branche climat. Pour lui, la complémentarité des modes d’action est primordiale. « J’ai voulu essayer de changer les choses de l’intérieur. Il faut des personnes avec une conscience écologique forte à l’interface entre ONG, citoyens, médias et décideurs politiques pour rebondir sur les sujets pointés par les militants de terrain, et proposer des solutions pertinentes », résume Quentin Perrier, aujourd’hui responsable des études au Haut Conseil pour le climat.

Même cheminement pour la glaciologue Heïdi Sevestre, qui a choisi la vulgarisation scientifique auprès du grand public dès la fin de ses études. « J’étais au Royaume-Uni, où il y a cette expression terrible pour les scientifiques : publish or perish [« publier ou périr »]. Deux attitudes sont possibles : soit on se met des œillères, on se contente de publier ses observations, soit on crie au monde entier que le glacier qu’on étudie depuis des années recule chaque année de plusieurs centaines de mètres, voire de kilomètres, et on explique à tous que même ce qui se passe au Groenland ou dans l’Antarctique nous impacte ! » Elle choisit la deuxième option, d’abord à l’ONG américaine International Cryosphere Climate Initiative, puis au Conseil de l’Arctique. Elle ne cesse de prôner « la communication proactive et tout-terrain », que ce soit auprès des touristes venus voir les icebergs, des écoliers et des étudiants du monde entier, ou des décideurs politiques. « Même si on n’a que cinq minutes, il faut y aller, il peut toujours y avoir un électrochoc ! » s’exclame-t-elle sur un ton combatif. Et par tous les moyens : elle documente ses expéditions sur les réseaux sociaux, répond le plus souvent possible aux médias, et est présentatrice de documentaires scientifiques sur France 5 et Ushuaïa TV.

Mythe de la neutralité

Les actions de désobéissance civile ont permis de discuter plus largement de la notion de neutralité du chercheur, qui paraît de plus en plus ambiguë, voire irresponsable aux yeux de certains. « Les sciences sociales ont tranché depuis longtemps sur le fait que les scientifiques n’ont jamais été neutres. Aujourd’hui, on comprend que c’est une fable, et je pense même qu’elle est en train de se retourner : faire comme s’il n’y avait aucun problème malgré les alertes est une position non-neutre, une forme d’engagement pour le statu quo ! », analyse Kévin Jean.

Heïdi Sevestre raconte avoir déjà été qualifiée de militante, voire de lobbyiste, alors qu’elle se considère plutôt comme une éducatrice. « Il m’est arrivé de me séparer de certains membres d’équipes créées pour des projets qui pensaient que ce n’était pas notre rôle de communiquer, de donner notre avis sur des solutions », glisse-t-elle. « Lorsque nous rédigeons un document scientifique pour le Giec ou d’autres, on nous demande de ne pas prendre de position politique, car nous sommes censés être des chercheurs désengagés. Nous regardons toutes les données et les analysons d’une façon objective, mais il n’y a pas vraiment de regard neutre face à la dégradation de l’environnement, puisque rien que le choix de nos sujets d’étude est déjà une forme d’engagement. Et cela devient aussi un moteur important pour notre travail », complète Wolfgang Cramer.

Accélération

De son côté, Jean Jouzel a attendu de ne plus être vice-président du conseil scientifique du Giec pour s’engager notamment auprès de personnalités politiques comme Anne Hidalgo et Benoît Hamon. En 2018, il lance une campagne avec l’économiste et eurodéputé Pierre Larrouturou, pour promouvoir le Pacte finance climat, une espèce de banque européenne du climat alimentée par des fonds prélevés sur les bénéfices des grandes entreprises pour financer la transition écologique. « Les scientifiques ne s’énervent pas, les climatologues ne sont pas plus radicaux qu’avant mais constatent seulement une accélération de tout ce qu’ils savent depuis quarante ans », clame le paléontologue. S’il n’a pas encore participé à des actions plus radicales, à part les marches pour le climat, il les soutient. « Je comprends ceux qui y participent et les étudiants d’AgroParisTech qui refusent des emplois dans des entreprises aux pratiques destructrices pour l’environnement. Je ne connaîtrai pas les conséquences du changement climatique en 2050 mais eux sont doublement concernés par l’inaction politique », déclare-t-il, enthousiaste.

Élodie Vercken refuse désormais l’injonction de s’imposer une frontière nette entre son cadre de travail et la société. Elle réfléchit à réorienter son sujet de recherche pour travailler plus directement sur le déclin de la biodiversité, en particulier chez les insectes, et sait qu’elle sera intransigeante sur le choix de ses futures collaborations professionnelles : « Il y a quelques années, j’ai travaillé avec une boîte spécialisée dans le biocontrôle sur les cultures de maïs sans vraiment m’interroger. Aujourd’hui, je refuserais ce genre de projet sur des grandes cultures, même si c’est pour faire du bio ! »

(1) Jérôme Guilet et six autres activistes ont été jugés en octobre 2021 pour être entrés sur le tarmac de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, lors d’une journée d’action lancée par Alternatiba Paris et le collectif Non au terminal 4.

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