Chassés par le climat

L’intensité du dérèglement rend certains endroits de la planète inhabitables, en particulier dans les pays du Sud. Quand s’adapter n’est plus suffisant, la migration devient la seule option.

Vanina Delmas  • 17 juillet 2022 abonné·es
Chassés par le climat
En Birmanie, des paysans sont évacués après qu’une pluie de mousson a inondé la rizière.
© Philippe Roy / Aurimages via AFP

Lors de la COP 26, en 2021, le ministre des Affaires étrangères des îles Tuvalu, Simon Kofe, avait tenu un discours avec de l’eau jusqu’aux genoux pour interpeller la communauté mondiale sur les effets de l’élévation du niveau de la mer. Précision : le lieu choisi était encore un terrain sec quelques années auparavant. « Le pire scénario serait que nous soyons obligés de nous déplacer, que nos îles soient complètement submergées sous l’océan », déclarait-il sur BBC News.

Derrière l’opération de communication, une réalité et un désarroi vécus par les habitants de la plupart des États insulaires, en particulier les atolls, confrontés à de multiples événements liés au climat (élévation du niveau de la mer, acidification des océans, intensification des cyclones tropicaux…) et aux pollutions dues aux activités humaines. Autant de ravages qui remettent en cause les piliers de l’habitabilité d’un territoire : terres, accès à l’eau douce, approvisionnement alimentaire, implantations, infrastructures et activités économiques. Comment vivre ou survivre dans ces conditions ? S’adapter est-il encore possible ? Comment appréhender la disparition de territoires entiers ?

« Aujourd’hui, nous comprenons que l’enjeu principal est l’habitabilité de la planète, mais cette prise de conscience n’a eu lieu que dans la dernière décennie, indique le philosophe Dominique Bourg. L’une des zones les plus peuplées actuellement, située autour des tropiques, deviendra l’une des plus difficilement habitables ces prochaines années. Nous devons faire face à un défi gigantesque, imminent, avec une humanité obtuse. Sans la solidarité internationale, nous n’y arriverons pas. »

Alarmes

Les trois rapports nourrissant la sixième évaluation du Giec, attendue à l’automne, ont été catégoriques : nous n’avons jamais été aussi proches d’atteindre des points de basculement (l’effondrement total des calottes glaciaires, pouvant engendrer la hausse du niveau de la mer de dizaines de mètres ; le dégel du permafrost, la transformation de l’Amazonie en savane…). Le ton des scientifiques est de plus en plus alarmiste car, pour espérer limiter le réchauffement à 1,5 °C, les émissions de gaz à effet de serre (GES) doivent atteindre leur maximum avant 2025, puis être réduites de 43 % d’ici à 2030 par rapport à 2019.

Nous faisons face à un défi gigantesque avec une humanité obtuse.

Le changement climatique n’a pas de frontières, et pas encore de limites efficaces. En mai 2020, une étude dans la revue américaine Proceedings of the National Academy of Sciences montrait que, selon les scénarios, un à trois milliards de personnes vivraient en 2070 hors de la « niche climatique » , ce cocon qui a permis à l’humanité de prospérer pendant six mille ans. Les zones les plus affectées font partie des plus pauvres au monde : l’Inde, le Nigeria, le Pakistan, l’Indonésie et le Soudan. La France métropolitaine n’est pas encore concernée, mais les auteurs estiment que 240 000 personnes seraient affectées en Guyane française.

Plus récemment, une étude publiée dans la revue Science Advances – relayée par la Nasa – a identifié des zones qui deviendraient inhabitables dès 2050 à cause du stress thermique. Ses auteurs se sont appuyés sur deux éléments vitaux pour l’être humain : l’indice de chaleur (heat indice), qui combine la température de l’air ambiant et l’humidité relative, et l’indice de température du thermomètre mouillé (wet bulb), qui permet de mesurer la « température la plus basse à laquelle un objet peut se refroidir lorsque l’humidité s’évapore de celui-ci ». Au-delà de 35 °C, il sera quasi impossible de survivre dans certaines régions de l’Asie du Sud, le golfe Persique et la mer Rouge dès 2050 ; puis la Chine orientale, certaines parties de l’Asie du Sud-Est, le Brésil et certains États américains d’ici à 2070. Pour Dominique Bourg, le phénomène de la chaleur humide est aussi inquiétant que l’érosion côtière : « C’est comme si vous aviez une disparition de territoire : celui-ci est inhabitable pendant plusieurs mois, souvent les plus importants pour le travail agricole par exemple. La chaleur humide constitue déjà le dépassement des limites physiologiques humaines, et nous ne savons rien de ses effets sur la santé animale et végétale ! »

L’Asie du Sud souffre de plus en plus de ces températures extrêmes : au printemps 2022, plus d’un milliard de personnes ont subi des températures bien au-dessus de 40 °C, avant le début de la mousson. Les premiers touchés sont les habitants des villes, notamment les plus pauvres, qui vivent ou travaillent dehors. Mais les communautés rurales sont aussi confrontées à ces sécheresses qui nuisent à leur activité agricole. « Nous accompagnons ces populations, souvent les plus pauvres et discriminées, et en particulier les femmes, pour qu’elles soient représentées dans les instances de décision des plans d’adaptation locaux. Elles discutent d’abord de ces sujets en comités villageois pour trouver des pratiques agricoles adaptées et prévoir des stocks en cas de mauvaise récolte, explique Marie Leroy, experte Climat de l’ONG Care France. Mais c’est compliqué de s’adapter à ces phénomènes météo de plus en plus imprévisibles. La plupart choisissent de migrer vers les villes pour trouver un emploi temporaire. »

L’aide du Nord aux pays en développement est insuffisante.

Grâce au projet When the rain falls, lancé il y a plus de dix ans dans plusieurs pays, dont l’Inde, les ONG ont observé les liens entre changement climatique, insécurité alimentaire et migration. Parfois, seuls les hommes quittent la communauté pour trouver un emploi salarié, dans la construction par exemple ; parfois, toute la famille suit, ce qui a des impacts économiques et sociaux sur des villages entiers. « Ces migrations à l’intérieur du pays sont encore ponctuelles et saisonnières, mais elles deviendront plus durables à l’avenir », avertit Marie Leroy.

Promesses non tenues

La migration, même dans les frontières de son propre pays, même à quelques kilomètres de ses racines, n’est jamais le premier choix de vie. Mais elle devient inévitable quand il est trop tard pour s’adapter efficacement. En Afrique de l’Ouest, la côte sénégalaise est de plus en plus vulnérable, notamment dans le delta du Saloum, réputé pour son précieux écosystème de mangrove. Mais 25 % de ses terres sont déjà perdues à cause de la forte salinité des eaux engendrée par la baisse de la pluviométrie, l’ensablement des vasières, les coupes abusives de bois et racines… À terme, la pénurie d’eau douce et potable menace les habitants et les cultures.

Au nord de Dakar, la ville de Saint-Louis risque de disparaître. Cet îlot sablonneux à l’altitude très basse est menacé par les inondations du fleuve et la montée de l’océan Atlantique. Les plages de la Langue de Barbarie, mince bande de sable servant de barrière naturelle, fondent. Une digue de 2 150 mètres devrait être achevée prochainement, mais, pour beaucoup, elle n’empêchera ni le grignotage de la terre par les flots, ni l’effondrement des habitations. Des quartiers entiers ont déjà dû être relocalisés. « Nous avons trop artificialisé les zones côtières, le changement climatique va venir renforcer la pression anthropique exercée depuis des décennies, c’est pourquoi le repli stratégique à certains endroits est indispensable pour protéger les communautés et laisser la place et le temps à l’écosystème de se reconstituer, explique Mélinda Noblet, docteure en science politique, spécialiste des impacts des changements climatiques en Afrique de l’Ouest et au Canada et chercheuse associée au CEARC/UVSQ. Les déplacements humains dans certaines régions du monde vont devenir inévitables, car les impacts du changement climatique vont devenir trop importants du fait d’un effort global insuffisant en matière d’atténuation. »

Les principaux blocages viennent du retard accumulé sur les études de vulnérabilité des pays en développement et d’un manque de volonté politique de la part, en premier lieu, des pays du Nord. En 2009, lors de la conférence sur le climat de Copenhague, ils s’étaient engagés à porter à 100 milliards de dollars l’aide financière versée chaque année aux pays en développement pour les soutenir dans la lutte contre le changement climatique. Une promesse loin d’être tenue : un rapport récent de l’OCDE montrait que cette aide n’avait atteint que 79,6 milliards de dollars en 2019, soit une augmentation de seulement 2 % par rapport à 2018.

« Si les pays du Nord se mettent à abonder généreusement les fonds climat tout en investissant pour leurs propres transitions écologique et énergétique, cela revient à admettre qu’on est au pied du mur, alors que, globalement, les gouvernements sont dans le déni et dans une position de statu quo sur le plan politique, à part lors des COP », commente Mélinda Noblet. Marie Leroy alerte également sur l’épineux dossier des pertes et dommages, enfin mis sur la table lors de la COP 26, mais aucun nouveau financement n’a été débloqué : « On se bat pour que la moitié des financements climat soient dédiés à l’adaptation des pays les plus vulnérables car il y a une vraie injustice. Mais il faut aussi accélérer sur des questions cruciales : comment allons-nous compenser financièrement les pertes économiques, en vies humaines, de territoires, notamment pour les pays insulaires ? Qu’est-ce que cela implique au niveau culturel, pour la préservation d’une identité ? » Autant de questions vitales qui ne pourront pas être évitées lors de la COP 27 en Égypte.

Écologie
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