« Les rapports de genre orientent les récits des conflits sociaux »

Dans un travail sur la fermeture de l’usine Molex, la sociologue Alexandra Oeser questionne la manière dont les masculinités construisent les relations de pouvoir au sein des luttes, tout en invisibilisant la place des femmes.

Hugo Boursier  • 6 juillet 2022 abonné·es
« Les rapports de genre orientent les récits des conflits sociaux »
Dans le conflit Molex, ce sont essentiellement nles hommes qui ont été mis en avant.
© REMY GABALDA/AFP

En politique, au sein du couple ou dans l’espace public, les attitudes des hommes et les rapports de domination qu’ils génèrent ne sont plus méconnus grâce aux nombreuses publications universitaires sur ce sujet, aux prises de position militantes, mais aussi au regard médiatique qui a pris en charge cette question et la rend visible. Pourtant, certains espaces restent peu étudiés. C’est le cas des luttes sociales contre les fermetures d’usine.

Malgré la multiplication de ce phénomène depuis les années 1970, quand l’industrie a été bouleversée par la financiarisation de l’économie, la manière dont les masculinités déterminent les rapports de classe dans ces moments de crise constitue encore une forme d’impensé. Les récits produits sont connus d’avance : la direction, lointaine et lâche, obéit aux intérêts des actionnaires, et les ouvriers, courageux mais délaissés, luttent pour leur survie. Fin de l’histoire. Mais, au sein de ce combat très codifié, se jouent des rapports de genre qu’il est nécessaire de comprendre. Ne serait-ce que pour mieux nuancer le quotidien des classes populaires, qui sont les premières concernées. Et éviter les stéréotypes. C’est tout le travail d’Alexandra Oeser.

Des hommes ont utilisé leur manière d’être des hommes contre le groupe social opposé.

La sociologue a mené une enquête, de l’annonce de la fermeture de l’usine Molex, à Villemur-sur-Tarn (Haute-Garonne), en 2008, jusqu’à la décision de la Cour de cassation, en 2017, au plus près des anciens salariés de cette entreprise de l’industrie automobile, et de la direction, qui réside, elle, à Chicago. Il s’en dégage un panel précis des usages du corps et des normes masculines et féminines. Mais aussi une réflexion sur l’emploi de la force physique et la sexualité, toutes deux soumises aux préjugés lorsqu’il s’agit de parler, souvent à leur place, des populations précaires.

Dans un contexte de fermeture d’usine, comment le genre renforce-t-il les rapports de pouvoir entre les ouvriers et la direction ?

Alexandra Oeser : Quand on pense aux mobilisations liées à des fermetures d’usine, c’est avant tout la dimension sociale des conflits entre les salariés et la direction qui nous vient en tête. Il y a par ailleurs une confusion entre « genre » et « femmes ». Or le genre est un concept qui se penche non seulement sur les relations entre les hommes et les femmes, mais aussi sur les masculinités et les féminités mises en avant. La réflexion sur les questions de genre n’est pas circonscrite à des terrains où les femmes sont majoritaires – et l’entreprise automobile sur laquelle j’ai travaillé est un exemple significatif puisque son effectif est constitué de 75 % d’hommes.

L’une des choses qui m’ont frappée dans ce conflit, c’est à quel point des masculinités s’y sont confrontées. C’est-à-dire que des hommes ont utilisé leur manière d’être des hommes contre le groupe opposé. La mobilisation, qui s’étale de l’annonce de la fermeture en 2008 jusqu’à la dernière décision de la cour d’appel de Bordeaux en 2015, a aussi été menée sur ce plan-là. D’un côté, des ouvriers ont joué avec des images issues de la culture populaire : ils portaient, par exemple, des costumes d’Astérix et d’Obélix, pour renforcer, avec la collaboration de journalistes qui transmettaient ce récit, cette image d’une France gauloise résistante face aux envahisseurs étrangers que représenterait la direction américaine. De l’autre côté, cette dernière a repris cette analogie pour renvoyer aux ouvriers une image d’hommes arriérés ayant loupé la marche du progrès et les mécanismes de la mondialisation. Ces représentations ont contribué à exclure les femmes de cette mobilisation, alors qu’elles y ont joué un rôle essentiel.

Pour comprendre les différentes masculinités en jeu au cours de la mobilisation, vous vous fondez sur l’approche théorique de la sociologue australienne Raewyn Connell. En quoi consiste-t-elle ?

Ce qui est souvent repris, en France, des théories de Raewyn Connell, c’est son travail sur la masculinité hégémonique. Un concept qui repose sur une masculinité idéalisée et véhiculée culturellement par la littérature ou le cinéma. Un autre modèle s’en distingue, celui de la masculinité complice. Il s’agit de ces hommes qui n’arrivent pas à figurer dans le premier modèle mais qui, en étant des hommes, profitent des rapports de pouvoir entre hommes et femmes.

La pratique des licenciements permet aux cadres de montrer qu’ils « assurent ».

Deux autres formes de masculinité existent pour Raewyn Connell, et ce sont celles que j’ai mobilisées pour comprendre la confrontation symbolique entre les managers et les salariés. Il s’agit d’abord de la masculinité subordonnée, fondée sur des rapports de féminisation qui sont discriminés dans la société. La seconde est la masculinité marginale, qui reproduit des formes de masculinité exacerbées au sein des populations précaires ou dominées. Ces deux modèles ont été mobilisés des deux côtés pour dévaloriser le camp adverse. Par exemple, la direction américaine qualifiait les ouvriers de « ploucs de village », traversés par la violence. Cette attitude a notamment été dénoncée au moment de la retenue de deux membres de la direction pendant 24 heures dans l’usine. De l’autre côté, les salariés ont renvoyé les cadres et la direction vers une masculinité subordonnée, les managers n’étant pas vus comme de « vrais patrons » issus de la production, mais de la finance. On leur reprochait d’être « à la botte de la finance » et de ne pas être suffisamment virils pour mener une politique classique de patrons. Les hommes se renvoient ces images les uns aux autres comme autant d’armes dans un conflit qui, au départ, n’est pas du tout un conflit de genre, mais de classe.

Quelles sont les incidences de la financiarisation de l’économie et de la désindustrialisation sur les masculinités ?

Parmi la direction à Chicago, j’ai constaté une forme de défense d’une certaine masculinité reposant sur la nécessité de « maîtrise ». Ce modèle est d’ailleurs commun, plus largement, aux cadres internationaux. Dans une économie financiarisée, le management est soumis à une position de perte de contrôle : bien qu’ils aient des rémunérations très élevées, les managers sont sur des sièges éjectables. Ils changent de plus en plus souvent de postes et d’entreprises, et n’ont pas ces carrières longues dans deux ou trois firmes que pouvaient connaître leurs prédécesseurs. Ils sont dépendants des actionnaires, à qui ils doivent des comptes pour justifier leur salaire. Cette situation les place dans une insécurité à laquelle ils répondent par une mise en avant d’une attitude de maîtrise.

L’un des outils pour maintenir cette posture, c’est le licenciement. En effet, les licenciements réguliers assurent de manière quasi systématique une augmentation des actions. Cette pratique leur permet de se présenter devant leurs collègues et les actionnaires comme des personnes qui « savent assurer ». Une dimension qui a naturellement des conséquences sur leur manière d’être hommes.

Tout comme la célèbre séquence de la chemise arrachée du DRH d’Air France, les fermetures d’usine génèrent des moments de « violence », qui sont très médiatisés alors que rarissimes. Comment cette violence est-elle perçue par chacun des partis ? Que dit-elle des masculinités en jeu ?

D’abord, je préfère parler d’usage de la force physique, et non de violence. Un arrachement de chemise, ce n’est pas blesser le corps mais le vêtement. Il y a des différences claires à rétablir et les mots sont importants. C’est autre chose de priver de liberté deux membres de la direction pendant 24 heures, dans une salle avec des pizzas et des journalistes, que de les jeter dans un trou.

Chez Molex, la force physique a été très peu utilisée pendant mes sept ans d’observation. Du côté des salariés, il y a deux moments où elle est intervenue. Du côté de la direction, il est arrivé une fois où un membre du management a utilisé la force contre un expert-comptable. Il s’agit donc d’un phénomène extrêmement marginal et qui attire, pourtant, l’attention des médias. C’est d’ailleurs à partir du moment où il y a eu cette retenue que des radios nationales ont tendu leur micro vers cette usine qui fermait. Ces événements, parfaitement secondaires dans le déroulement des conflits, sont surjoués médiatiquement. Alors que la majeure partie de la mobilisation se passe sur le terrain juridique, dans des salles de négociations feutrées et en présence de médiateurs.

Les femmes encaissent les craquages de leurs collègues masculins.

Au-delà de ce regard médiatique, j’ai pu constater un décalage assez intéressant. Les deux événements où il y a eu usage de la force physique par les salariés – la retenue de 24 heures et un jet d’œufs contre deux membres de la direction – ont été extrêmement commentés par les salariés et les membres de la direction. En revanche, quand un cadre attrape au col l’expert-comptable qui représente les salariés et le secoue, cet usage-là de la force physique est complètement absent dans le discours des salariés. Comme du discours médiatique, par ailleurs.

Qu’en concluez-vous ?

Cela montre une non-concordance, en termes de genre, de l’usage de la force physique par les cadres. C’est-à-dire que personne ne s’attend à ce que des cadres utilisent la force physique, donc son usage ne réactive pas de stéréotypes sur ce qu’est un cadre dans une multinationale. Dans un rapport de classe et de genre au sein de notre société, cet événement ne produit pas de sens. Il est donc tu dans les récits sur la mobilisation. En revanche, la force physique utilisée par les salariés a marqué les souvenirs des participants. Tout simplement parce qu’elle conforte immédiatement le stéréotype des classes laborieuses, violentes et dangereuses. Ce sont les rapports de pouvoir de genre et de classe qui vont orienter la manière dont se construisent les récits du conflit.

Dans ces récits de la mobilisation, les femmes sont invisibilisées. Pourtant, elles sont bien présentes dans l’usine. Comment expliquez-vous ce décalage ?

Il existe moins de confrontations entre elles et la direction tout simplement parce qu’il y a très peu de femmes dans l’encadrement et aucune dans le management à Chicago. L’absence de femmes dans les étages supérieurs de l’usine donne une idée du déséquilibre de pouvoir. Une autre explication réside dans leur statut au sein même de l’entreprise. Il y a des endroits où les femmes sont entièrement absentes, notamment dans la production, de laquelle se formulent les appels à la grève, tandis qu’elles occupent massivement des postes dans l’administration, où elles sont en lien quotidien avec les cadres. Leur position dans l’entreprise se situe donc dans un entre-deux où leur compétence, qui assure le lien entre la production et l’encadrement, est mise en cause au moment où il s’agit d’entrer en grève.

Un autre élément qui contribue à l’invisibilisation des femmes repose sur la position particulière de prise en charge psychologique quand les grévistes craquent. Les mobilisations sont des moments très lourds sur le long terme : elles ont des conséquences sur les gens. C’est en grande partie les femmes qui vont être sollicitées pour ce travail. Il est plus facile pour un homme de pleurer dans le bureau d’une collègue que devant son camarade de mobilisation. Or cette forme de lâcher-prise masculine devant des femmes a des conséquences sur elles. Elles occupent une position de psychologues alors qu’elles ne sont pas formées pour. Elles encaissent les craquages, soulagent les gens qui se décomposent. Ce qui contribue à des formes de burn-out ou de départ de la mobilisation plus tôt que leurs collègues masculins.

Or cette position ne peut pas être reconnue, parce que la masculinité requiert des hommes qu’ils gardent la face. Reconnaître ce rôle des femmes reviendrait à reconnaître leurs faiblesses. Ce statut est donc essentiel pour qu’un groupe puisse tenir dans une mobilisation, mais l’invisibilisation du travail féminin est tout aussi essentielle pour que le groupe tienne. Les femmes sont ainsi absentes des récits de la mobilisation à cause de la division genrée des tâches, mais aussi à cause du mode de gestion des conflits.

Au risque d’être réduites à des « auxiliaires dans la lutte des classes », pour reprendre la formulation de la sociologue française Danièle Kergoat, que vous utilisez dans le livre. Que font les femmes qui veulent sortir de cette stigmatisation ?

Elles organisent des revendications internes pour réaliser d’autres tâches. C’est une situation contradictoire car ces positions mal-aimées, invisibilisées, sont aussi des positions faciles à obtenir pour participer à la mobilisation. Sauf qu’ensuite elles s’y retrouvent cantonnées et il est laborieux d’en sortir. En fait, le reproche qui leur est souvent adressé consiste à mettre en avant des revendications « secondaires ». Selon leurs collègues, ces motifs de protestation ne servent pas directement les intérêts de la lutte. Ces rapports de pouvoir à l’intérieur des mouvements sociaux sont toujours délicats car ils sont pensés comme une cause de fissure du mouvement.

L’une des raisons expliquant l’invisibilisation des femmes repose aussi sur le récit que les journalistes produisent du conflit. Il est souvent mis en avant un prolétariat blanc, masculin, courageux… Existe-t-il une responsabilité médiatique dans la manière dont le genre construit la classe ?

Si ce message passe dans la presse, j’en serai ravie ! Effectivement, il y a un travail à mener du côté des journalistes pour ne pas tomber dans cette facilité. Quand bien même les journalistes étaient majoritairement favorables à la mobilisation, ils véhiculaient cette image d’une classe ouvrière forte, courageuse et masculine. Une vision homogénéisante des ouvriers qui contribue à renforcer, par le genre, les rapports de pouvoir de classe. Ces stéréotypes peuvent aider à comprendre la mobilisation, voire à soutenir les luttes ouvrières, mais ils ont aussi des effets de renforcement de ce stéréotype selon lequel le seul avantage des hommes ouvriers serait la force physique. Or les ouvriers sont tout aussi divers que les cadres ! Il est nécessaire de discerner les différentes formes de masculinité au sein des classes populaires.

Alexandra Oeser Enseignante-chercheuse en sociologie à l’université Paris-Nanterre.

Société Travail
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