« Totalement inconnu » de Gaëlle Obiégly : un exercice de vérité

Gaëlle Obiégly déroule une conférence fantasque et sérieuse sur la possibilité de connaître ce qu’on n’a pas encore vécu. La mort, par exemple.

Christophe Kantcheff  • 24 août 2022 abonné·es
« Totalement inconnu » de Gaëlle Obiégly : un exercice de vérité
© Gaëlle Obiégly propose une nouvelle fois un texte merveilleusement singulier. (Photo : Arnaud Delrue.)

Relevée dans Mon prochain, un des précédents livres (1) de Gaëlle Obiégly, la phrase suivante fait figure de talisman en période de « rentrée littéraire » (les guillemets sont de rigueur quand il s’agit avant tout d’une rentrée éditoriale) : « Écrire, ça ne peut être émancipateur que si on emmerde les normes. » Depuis une dizaine d’opus, Gaëlle Obiégly « emmerde les normes » avec ses textes merveilleusement singuliers, libérant du même coup son lecteur des carcans de la littérature en vogue, avec ses « gros » sujets de société et leur traitement néonaturaliste.

Totalement inconnu, Gaëlle Obiégly, Christian Bourgois éditeur, 240 pages, 20 euros.

C’est encore le cas avec Totalement inconnu. La ­narratrice s’adonne à une conférence excentrique, prenant moult chemins de traverse, et dont on peut se demander a priori quelles en sont les thématiques. En voici l’incipit : « Ce que j’ai à dire est assez compliqué. J’espère me faire comprendre. En même temps, ce n’est pas grave si on ne me comprend pas. Du moment qu’on m’écoute. » La cocasserie est de mise, qui peut cacher un temps de quoi il va être question.

La narratrice n’est pas une conférencière homologuée, encore moins une universitaire. Comme dans Mon prochain, elle est réceptionniste à temps partiel dans de grands établissements de l’Ouest parisien (c’est, dans la réalité, l’activité alimentaire de l’auteure). L’équivalent d’une « domestique », précise-t-elle. Un travail qui convient à quelqu’un qui observe et se laisse pénétrer par les pensées. « Il me semble que ces fonctions favorisent les questions, la rêverie, voire le délire. Beaucoup plus que les métiers à ordinateurs. »

Attention à ne pas se fourvoyer, cependant. Derrière ses allures fantasques, ce livre est hanté par un vertige, une sidération, un rivage « totalement inconnu » : la mort. Dès la première page, la narratrice, qui se laisse non seulement pénétrer par des pensées mais aussi par une voix, est appelée à « guetter des morts ». Cet abîme-là n’est pourtant pas toujours aussi visible au long du texte. Il court souterrainement pour soudain affleurer, par exemple à travers le beau personnage d’Yvette, une amie plus âgée que la narratrice a accompagnée jusqu’au bout. Ou encore quand celle-ci évoque discrètement le cancer qu’il lui a fallu soigner.

Soldat inconnu

La narratrice regrette que, face à la mort, on soit devant un trou noir. Elle le dit par exemple ici, de manière plaisante : « Quand Jésus Christ était mort, comment c’était, on aimerait le savoir. À ma connaissance, il n’y a aucun témoignage sur cet aspect-là de sa vie. » Elle convoque aussi une autre figure, qui celle-là prend une place importante : le soldat inconnu. Tout en n’étant plus de ce monde, il lui paraît moins lointain. « UN soldat inconnu, c’est quelqu’un qu’on ne connaît pas. Tandis que LE soldat inconnu, ce n’est personne mais tout le monde le connaît. » Au-delà de la formule – Gaëlle Obiégly en a le don –, il reste que le soldat inconnu est propice à bien des questionnements, qui requièrent « la rêverie, voire le délire », pour reprendre les termes cités plus haut, afin de tenter d’y répondre.

« Connaître ce que je ne connais pas, cela consiste à me faire une idée de choses et de personnes et de pays qui me sont réellement inconnus. Je répète : il y a des choses qui me sont inconnues dans la réalité, mais je les connais quand même. Il m’arrive de les fréquenter par la pensée, c’est ce qui m’en donne une connaissance. Un aperçu personnel, une hallucination. C’est une connaissance où il y a du désir, donc. »

Du désir, mais pas de volontarisme – voire pas de volonté du tout, parce que « les fulgurances de l’esprit proviennent plutôt de ce qui nous échappe, de l’inconscient ». Nulle soif d’apprendre ni d’amasser des informations. La connaissance qu’affectionne la narratrice n’a rien d’un savoir. « Le savoir m’intimide, la connaissance m’émerveille. » D’où aussi son aversion pour les discussions culturelles, qui ressortissent de l’exhibitionnisme.

Nous sommes là au cœur du livre – son titre se révélant dès lors pour ce qu’il est : une antiphrase. Et la forme même que prend le texte, sinueuse, chaotique, apparaît comme une évidence, une nécessité. Il ne peut y avoir de ligne droite, de progression linéaire, là où on guette « les fulgurances », les épiphanies. Ou la vérité, dirait Proust. Gaëlle ­Obiégly utilise le terme elle aussi, à sa manière : « Une fois exprimée, le poids de la vérité tombe. Le secret s’efface. Et la vérité n’est plus la nôtre, elle est commune, répandue. Volatile comme la cendre qui résulte de l’incinération d’un être cher. »

La connaissance fondée sur l’expérience et l’intuition ne peut être détachée de la vie. Les pages consacrées à sa grande amie Yvette sont particulièrement intenses, y compris celles qui évoquent ses quarante-deux jours d’Ehpad au terme desquels cette femme joyeuse, pleine d’appétit pour les plaisirs de l’existence, a rendu l’âme. « Elle a fini sa vie avec une intensité psychique insoupçonnée. Il n’y avait plus de tabous, c’est pour ça. Tout pouvait, tout devait être dit. »

Totalement inconnu est impossible à circonvenir – à tous les sens du terme. « Je passe du coq à l’âne, peu importe. Peu importe car tout se tient. » Tout se tient en effet, car, au fond, ce que le lecteur a entre les mains est un livre de sagesse. Non pas celle qui rime avec New Age. Mais cette précieuse innocence qui caractérise les êtres abordant le monde dépourvus des défenses de tous ordres qui permettent de s’en protéger. « Réfléchir beaucoup n’a d’autre but que de me rendre meilleure. Je cherche à atteindre la bonté. Ce n’est pas ce qui me donnera une place dans la société. Mais je m’en fiche. Être bonne est une ambition spirituelle, c’est aussi un métier. »


(1) Éditions Verticales, 2013. Lire Politis n° 1266, du 29 août 2013.

Littérature
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