Bande-dessinée : les antipodes d’Alison Bechdel

Connue pour son test qui détermine la sous-représentation féminine au cinéma, cette autrice publie aussi des BD drôles et complexes. La dernière est sélectionnée pour le prix Médicis, une première.

Marion Dumand  • 28 septembre 2022 abonné·es
Bande-dessinée : les antipodes d’Alison Bechdel
© Photo : Éditions Denoël.

Être sujet est un acte d’agression. Dans un combat psychique mortel entre Attila le Hun et Virginia Woolf, je miserais cinquante/cinquante ». Penser un tel pari relève de la merveille.

Le Secret de la force surhumaine, Alison Bechdel, traduit de l’anglais (États-Unis) par Lili Sztajn, 240 pages, 26 euros, éditions Denoël.

Simultanément, sous la voix de la narratrice et auteure Alison Bechdel, un break familial s’engage dans une allée américaine avec son gazon et sa boîte aux lettres. Pour être plus précis, il part. À son bord, nous montre la case précédente : Alison Bechdel gamine et sa mère fulminant, clope au bec. Case nommant en parallèle La Promenade au phare, « roman familial complexe [de Virginia Woolf qui] conquiert aussi le monde ».

Tout au-dessus, en haut de la page, il y a un diagramme dessiné par Donald Winnicott, précurseur de la pédopsychanalyse, sur « l’aire située entre l’objectif et le subjectif », puis Alison Bechdel adulte en train de lire une interview de Clare Winnicott, épouse, donc, de l’inventeur de « la mère suffisamment bonne ». Suit la transcription surlignée où Clare précise qu’aux figures conquérantes à la Napoléon, suggérées par le journaliste, son mari préférait la complexité de Virginia Woolf.

Vous suivez ? Peut-être pas, et ce serait bien compréhensible, car c’est là le talent sidérant d’Alison Bechdel : réunir en cinq cases des mondes aux antipodes, les nouer dans une narration limpide, vivante, drôle et dérouler un entrelacs de faits, de textes, d’analyses et d’émotions qui nous laisse stupéfaite, émerveillée, accro.

Métalivre

Une planche… Imaginez ce que cela peut donner par centaines, s’encordant les unes aux autres, puisque les trois bandes dessinées d’Alison Bechdel (par ordre chronologique Fun Home, C’est toi ma maman ? et Le Secret de la force surhumaine) totalisent presque 800 pages, dessinées sur une vingtaine d’années, auxquels s’ajoutent Gouines à suivre, soit quarante ans de strips hebdomadaires et une sacrée fresque lesbienne. Vertigineux. Une œuvre-vie, dense et rigoureuse. Un métalivre.

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« Métalivre » : le mot est posé par la mère d’Alison, après qu’elle a lu le livre inachevé dont elle est l’objet au cours d’une de leurs conversations téléphoniques, dessinée dans le livre fini, où l’auteure note le quasi-monologue maternel. Une mère érudite, peu prompte aux compliments et aux envolées lyriques. « Ouais ! Voilà, c’est ça », lui répond Alison. Avant d’ajouter, en narratrice : « Enfin j’ai détruit ma mère, et elle a survécu à la destruction. »

Car Alison Bechdel s’attaque aux mythes, aux fondateurs, en un cheminement escarpé. Avec Fun Home. Une tragi-comédie familiale, c’est le père – son homosexualité secrète et la mort. C’est toi ma maman ? Un drame comique concerne – sans surprise – la mère et les grandes ruptures sujet/objet, unité/diversité. Notre incertaine relation au monde, pourrait-on résumer.

Rien n’est ce qu’il semble, à part les mots peut-être. Les mots sous toutes leurs formes. Lettres. Théâtre. Catalogues. Conférence. Journaux intimes. Littérature surtout.

Le Secret de la force surhumaine, le nouvel album, en est une tentative de résolution, partant du corps. À moins que ce ne soit « un livre de plus sur le fitness écrit par une femme blanche », ou « l’étape suivante de [son] programme de développement personnel [pour] en venir aux mains avec [son] vieux mâle républicain intérieur, [et] étreindre [son] inter-dépendance ».

Rien n’est ce qu’il semble. À l’entrée du Secret de la force surhumaine, Donovan chante « D’abord il y a une montagne, puis il n’y a pas de montagne, puis il y en a une ». Rien n’est ce qu’il semble, à part les mots peut-être. Les mots sous toutes leurs formes. Lettres. Théâtre. Catalogues. Conférence. Journaux intimes. Littérature surtout.

Les livres sont les fils à suivre, à tisser. Cités abondamment, mis en scène, lus par un personnage, cadrés dans le texte, leur dos entraperçu. Et à chaque BD d’Alison Bechdel, ses livres. Camus, Fitzgerald, Proust en accords majeurs pour le père, avec Faulkner, Joyce, Colette et Millett en mineurs. Winnicott et Woolf pour la mère. Et pour elle-même, esprit et corps, Alison Bechdel choisit la vie de romantiques anglophones du XVIIIe au XXe siècle, plus encore que les textes.

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S’approcher d’une vérité

Ces adeptes de transcendance, de nature sont à la recherche du « flow », inspirations, torrents et montagnes : Coleridge, Wordsworth, Emerson, Fuller et le Kerouac des Clochards célestes. Avec en réponse agissante face à leurs quêtes la poétesse lesbienne Adrienne Rich, elle qui « n’écrit pas sur le fait de transcender le monde… mais sur celui de le transformer ici et maintenant ».

L’envie de briller ne se sent jamais chez l’autrice. Non, il lui faut s’approcher au plus près d’une vérité, et la littérature lui est le meilleur outil. « Ces allusions à James et Fitzgerald ne sont pas qu’un procédé descriptif, écrit-elle dans Fun Home. C’est en termes de fiction que mes parents m’apparaissent les plus réels. » En y joignant le dessin, peut-être la littérature permet-elle d’atteindre la vérité intime, complexe, comme la saisissent les rêves.

Un dernier mot, non sur la vie ou la littérature, mais sur la vie littéraire : il n’est finalement pas si surprenant d’apprendre que le prix Médicis, dans sa catégorie « étranger », a pour la première fois (depuis sa création en 1958) sélectionné une bande dessinée, le dernier tome de cette trilogie informelle. Le Secret de la force surhumaine pourrait ainsi rejoindre à son palmarès les œuvres de Philip Roth, Orhan Pamuk, Doris Lessing ou encore Umberto Eco…

Réponse le 7 novembre. Qu’importe. Si ce n’est la joie d’imaginer la rencontre entre deux nominées de ce prix : Alison Bechdel et Virginie Despentes.


Autres œuvres d’Alison Bechdel :

Aux éditions Denoël : Fun Home. Une tragicomédie familiale, traduit de l’anglais (États-Unis) par Corinne Julve et Lili Sztajn, 2013, 240 pages, 24 euros ; C’est toi ma maman ? Un drame comique, traduit de l’anglais (États-Unis) par Corinne Julve et Lili Sztajn, 2013, 304 pages, 24 euros.

Aux Éditions Même pas mal : L’Essentiel des gouines à suivre, 1987-1998 et 1998-2008, 25 euros chacun, traduit de l’anglais (États-Unis) par Corinne Julve.

Littérature
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