Faut-il encore parler avec Poutine ?

Emmanuel Macron veut maintenir le dialogue avec Moscou pour ne pas laisser la Turquie être sa seule interlocutrice. Une stratégie qui interroge et risque de diviser les Européens.

Denis Sieffert  • 7 septembre 2022
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Faut-il encore parler avec Poutine ?
© Photo : Xose Bouzas / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP.

Emmanuel Macron fait partie de cette race de politiques, très majoritaire dans la profession, qui ont « toujours raison ». Pas question donc de se dédire, même en face d’une évidence. Il a ainsi réaffirmé, le 1er septembre devant la conférence des ambassadeurs, son intention de continuer de parler avec Poutine.

Il n’est pas sûr que cette leçon de diplomatie infligée à des diplomates qui ont tendance à penser différemment sur le sujet ait soulevé l’enthousiasme. D’autant que les arguments avancés sont fragiles. «Qui veut que la Turquie soit la seule puissance du monde qui continue à parler à la Russie ? », a-t-il demandé dans une interrogation purement rhétorique. Car pour concurrencer le président turc dans cette affaire, la volonté ne suffit pas. «Tout État fait la politique de sa géographie », disait Napoléon.

Si Erdogan a obtenu quelques résultats, dont la levée de l’embargo des céréales en partance du port d’Odessa, c’est qu’il dispose d’atouts géopolitiques, et même tout simplement géographiques, dont un président français ne disposera jamais : il contrôle le Bosphore, passage obligé pour gagner la Méditerranée depuis la mer Noire. Cette position évidemment privilégiée permet aussi à la Turquie d’acheminer du gaz russe vers l’Europe.

Erdogan a un pied dans chaque camp, condamnant officiellement l’invasion russe, mais se refusant à appliquer les sanctions. Un double jeu que la France ne peut se permettre dans le cadre européen.

De plus, Ankara joue toujours un rôle important dans le conflit syrien, cultivant une ambiguïté qui ne contrarie pas vraiment la politique russe de soutien à Bachar al-Assad. Et, dans la guerre d’Ukraine, Erdogan a un pied dans chaque camp, condamnant officiellement l’invasion russe, mais se refusant à appliquer les sanctions. Un double jeu que la France ne peut se permettre dans le cadre européen.

Surtout au moment où une petite musique discrètement poutinienne, venue principalement de l’extrême droite, commence à se faire entendre chez nous pour que l’on renonce aux sanctions « qui ne marchent pas ». Et alors que le chantage « du gaz contre la levée des sanctions » est aujourd’hui clairement articulé par le dictateur russe… Mais il y a aussi, dans cette ridicule concurrence avec Ankara, une dimension psychologique.

Une stratégie qui pose question

Erdogan et Poutine parlent la même langue rude des autocrates. Emmanuel Macron a beau faire quelques efforts, il n’est pas souhaitable qu’il pratique cette grammaire… Quand il a droit à un entretien de part et d’autre d’une table de six mètres de long, Erdogan est reçu comme un ami dans la datcha de Sotchi. Dans ces conditions, il est peu probable que le dialogue que le président français se propose d’entretenir avec Poutine ait la moindre chance d’obtenir des résultats.

Nous avons soutenu ici même, et jusqu’au 2 juin (lire « Guerre mondialisée », dans Politis n°1708), le principe du dialogue. D’autant plus que Macron assurait la présidence du Conseil de l’Union européenne. En France, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen avaient également approuvé le choix présidentiel. Mais, trois mois plus tard et après tant de massacres, on peut sérieusement s’interroger sur cette stratégie, sauf à considérer que ces conversations infructueuses sont la seule manifestation de notre indépendance vis-à-vis des États-Unis. C’est peu. Et c’est courir le risque de diviser les Européens, alors qu’on sait déjà l’Allemagne vacillante.

L’autre inconvénient de cette obstination est de véhiculer en filigrane la promesse d’un discours réconciliateur : un jour, tout ça finira bien par s’arranger.

L’autre inconvénient de cette obstination est de véhiculer en filigrane la promesse d’un discours réconciliateur : un jour, tout ça finira bien par s’arranger. Poutine reviendra alors, l’air de rien, dans le G8, le G20, à Davos et que sais-je encore. On sait la communauté internationale bonne fille avec les dictateurs. Il y a peut-être, tout de même, une limite à cette magnanimité. Il faut du moins l’espérer. Dans l’échelle des massacres, l’invasion russe tient déjà une place particulière. C’est, comme l’a justement rappelé Emmanuel Macron devant les ambassadeurs, « une guerre d’annexion à nos portes, menée par une puissance dotée de l’arme nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité ». Une première qui déstabilise la planète entière.

Le pari perdu de Gorbatchev

Le monde serait sans doute tout différent si Mikhaïl Gorbatchev, qui vient de disparaître, avait gagné son pari. Que voulait cet homme, sans doute avec beaucoup de naïveté ? Il a cru pouvoir transformer le système soviétique de l’intérieur. On ne démocratise pas une dictature. Quelque chose aurait peut-être été possible si les Occidentaux, auxquels il avait demandé de l’aide, avaient répondu à son appel. Mais, au G7 de juillet 1991, ils lui avaient imposé des conditions drastiques. George Bush (père) avait lancé les économistes de Chicago à l’assaut de l’empire blessé. Tout, tout de suite ! Et c’est Boris Eltsine qui a été l’exécutant sans foi ni loi de ce dépouillement.

Alors, qui fut au juste le dernier président de l’URSS ? Il suffisait de voir la longue interview, réalisée par Arte (1) d’un Gorbatchev vieilli pour comprendre les limites de cet homme incapable de théoriser ce qu’il avait fait ou voulu faire. Il lui restera l’immense mérite de n’avoir pas envoyé les chars à Berlin quand les premiers coups de pioche ont fissuré le mur.

Les Lituaniens ont eu moins de chance, eux qui ont eu à souffrir, en janvier 1991, la dernière expédition sanglante de l’armée soviétique. Preuve de l’incohérence de celui qui allait quitter le pouvoir moins d’un an plus tard. C’est avec cette tradition impérialiste que renoue Vladimir Poutine, qui n’a pas la reconnaissance du ventre. Car, paradoxalement, c’est bien de l’économie de casino imposée par les Occidentaux qu’il tient sa fortune, le soutien des oligarques, et son pouvoir.


(1) Visible en ligne jusqu’au 28 février 2023.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes
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