Budget de la Sécu : le cadeau méconnu du gouvernement au patronat

En sous-évaluant sciemment le coût des accidents du travail et des maladies professionnelles, le gouvernement transfère à la collectivité une charge qui incombe aux entreprises.

Pierre Jequier-Zalc  • 12 octobre 2022 abonné·es
Budget de la Sécu : le cadeau méconnu du gouvernement au patronat
© Photo : Romain Longieras / Hans Lucas / AFP.

Réforme des retraites, de l’assurance-chômage… La rentrée sociale est particulièrement agitée en ce mois de septembre 2022 où le gouvernement fait feu de tout bois pour réduire les dépenses publiques. C’est donc assez logiquement que les oppositions se concentrent sur les gros chantiers annoncés, avec en tête de gondole la réforme des retraites, un temps annoncé comme un simple amendement dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS).

En revanche, un autre article du PLFSS est passé tout à fait inaperçu : le 48. Celui-ci prévoit que «le transfert de la branche AT‑MP [accidents du travail et maladies professionnelles] vers la branche maladie au titre de la sous‑déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles est porté à 1,2 milliard d’euros».

Dans la LFSS pour 2022, adoptée fin 2021, le montant était même encore inférieur, fixé à 1,1 milliard d’euros. Ainsi, dans la rédaction du projet de loi tel que présenté le 26 septembre, le gouvernement se vante d’augmenter ce montant de 100 millions d’euros. Cette hausse, en trompe-l’œil, ne compense pourtant pas l’augmentation des sous-déclarations de la sinistralité au travail.

Mais qu’est-ce que cet article veut dire ? Le régime général de la Sécurité sociale est découpé en plusieurs branches. L’assurance-maladie en gère deux : la branche maladie, la plus connue, qui «assure la prise en charge des dépenses de santé des assurés et garantit l’accès aux soins» et «recouvre les risques maladie, maternité, invalidité et décès». Et la branche dite AT-MP «gère les risques professionnels auxquels sont confrontés les travailleurs : accidents du travail, accidents de trajet et maladies professionnelles. À ce titre, elle indemnise les victimes et fixe la contribution respective des entreprises au financement du système».

Sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles

Elle réalise aussi des actions de prévention contre ces risques professionnels. Cette branche AT-MP a une particularité : elle est financée quasiment intégralement (97 %) par les employeurs. En effet, le code du travail prévoit que ceux-ci doivent prendre «les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs».

Chaque année, des dépenses qui devraient être assurées par la branche AT-MP sont en réalité prises en charge par la branche maladie. La raison ? La sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles, qui ne sont donc pas reconnus comme tels.

Pour compenser ce phénomène, la loi de financement de la Sécurité sociale prévoit chaque année le montant que la branche AT-MP doit reverser à la branche maladie. Cette somme ne sort pas de nulle part : elle s’appuie sur un rapport rendu tous les trois ans par une commission présidée par un magistrat de la Cour des comptes et composée de nombreux spécialistes du sujet, inspecteurs du travail, médecins du travail, épidémiologistes… Les partenaires sociaux sont aussi auditionnés par cette commission dans le cadre de son travail.

On voit beaucoup d’entreprises qui ne déclarent pas d’accident pendant plusieurs années et, d’un coup, il y a une personne qui meurt dans cette entreprise.

Son dernier rapport a été rendu en juin 2021. Et ses conclusions sont claires : le coût réel, pour la branche maladie, de la sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles est nettement en hausse. Estimé entre 813 et 1 528 millions d’euros lors du précédent rapport, datant de 2017, il est aujourd’hui, selon la commission, évalué entre 1,23 et 2,112 milliards d’euros.

Une augmentation qui s’explique notamment par «la disponibilité et la pertinence d’études épidémiologiques plus nombreuses et récentes». En effet, ces études ont permis à la commission de disposer de nouvelles données sur l’origine professionnelle de l’asthme et des bronchopneumopathies chroniques obstructives, une maladie pulmonaire chronique courante.

© Politis
(Photo : Romain Longieras / Hans Lucas / AFP.)

Elles lui ont également permis de reconsidérer les chiffres de sous-déclaration des troubles musculosquelettiques (TMS), en hausse, qui étaient jusqu’à présent minimisés par les précédents rapports. «Malgré les efforts de la branche AT-MP pour renforcer la prévention des TMS, le nombre de troubles musculosquelettiques reconnus est reparti à la hausse au cours des dernières années», écrit ainsi la commission.

Des stratégies de dissimulation ?

Enfin, le montant compensatoire lié aux accidents du travail non déclarés a aussi légèrement augmenté. Pas assez, cependant, pour la CGT, qui pointe une «institutionnalisation de la sous-déclaration». Leur argument ? Le taux de cotisation des employeurs pour la branche AT-MP est indexé à la sinistralité de l’entreprise (pour les grosses) ou de la branche (pour les petites).

Autrement dit : moins les accidents sont déclarés, plus le taux de cotisation sera faible. Selon le syndicat, de très nombreuses entreprises useraient de diverses stratégies pour éviter la déclaration d’accidents du travail avec arrêt et ainsi faire baisser leur niveau de sinistralité – donc leur cotisation.

«On voit beaucoup d’entreprises qui ne déclarent pas d’accident pendant plusieurs années et, d’un coup, il y a une personne qui meurt dans cette entreprise. On est dans une situation où ce n’est que quand la sinistralité est impossible à cacher qu’on la déclare», souligne Jérôme Vivenza, spécialiste, au sein du syndicat, de la santé au travail. Un phénomène difficilement quantifiable et largement contesté par le Medef, qui, devant la commission, assure qu’«il n’y a pas de comportement de tricherie ou de dissimulation de la part des entreprises, qui sont très légalistes» (sic).

En 2019, au moins 108 000 cas de maladies psychiques auraient été liés au travail… dont 77 900 sous-déclarés.

Autre angle mort de ce rapport : les maladies psychosociales. Selon les auteurs, ces troubles sont en large augmentation ces dernières années et très largement sous-déclarés. Ils estiment qu’en 2019, au moins 108 000 cas de maladies psychiques (dépressions, stress post-traumatiques, burn-out…) seraient liés au travail.

Mais «le nombre de cas déclarés et reconnus s’élève à 30100. Ainsi, les cas sous-déclarés s’élèveraient à 77900», écrit la commission, qui conclut, à partir de ces chiffres, que le montant de cette sous-déclaration «se situerait, en fonction du périmètre retenu, entre 73 et 287 millions d’euros en 2020». Un montant non négligeable qui n’a cependant pas été retenu dans le calcul final, du fait que son évaluation «présente encore des fragilités méthodologiques liées au caractère plurifactoriel de ces pathologies».

Le gouvernement suit le Medef

Cette estimation de l’augmentation du coût réel, pour la branche maladie, de la sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles semble donc tout à fait prudente. Mais, malgré ce constat, le gouvernement a décidé d’aller à l’encontre de l’avis de la commission.

En effet, l’article 48 du PLFSS prévoit que «le transfert de la branche AT‑MP vers la branche maladie au titre de la sous‑déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles est porté à 1,2 milliard d’euros». Ce qui représente 30 millions d’euros de moins que l’estimation la plus basse de la fourchette !

À travers cette décision, c’est clairement un cadeau qui est fait au patronat. En minorant ce montant, le gouvernement demande à la collectivité de supporter une partie de la sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles. En effet, conserver un montant inférieur à la fourchette estimée implique qu’une partie de cette sous-déclaration est financée par la branche maladie – et donc par tous – au lieu d’être à la charge unique des entreprises.

Lors du travail de la commission, les organisations patronales s’étaient d’ailleurs montrées très opposées à toute augmentation de ce montant. Les représentants du Medef soulignent ainsi qu’il y aurait «une très grande incompréhension si le montant de la sous-déclaration devait dépasser le milliard d’euros».

Historiquement, le gouvernement suit le travail de la commission. Pas cette fois.

L’organisation patronale met aussi en balance ce montant compensatoire avec la mise en place d’actions préventives aux risques professionnels. «Le versement à la branche maladie obère le budget de la branche AT-MP alloué à la prévention», assure-t-elle. Une forme de chantage pour éviter une hausse du transfert compensatoire repéré par le président de la commission, qui rappelle que «le transfert à la branche maladie ne doit pas conduire à diminuer l’enveloppe relative à la prévention».

Historiquement, le gouvernement suit le travail de cette commission et tranche sur un montant situé entre les deux bornes de l’estimation. Par exemple, sur l’avis du rapport effectué en 2017, les différentes lois sur le financement de la Sécurité sociale (LFSS) avaient fixé à 1 milliard d’euros le montant compensatoire que la branche AT-MP devait reverser à la branche maladie. On aurait donc pu s’attendre à ce qu’il fasse de même ici. Ce n’a pas été le cas.

Un combat délaissé à gauche

Pour la CGT, outre cet aspect comptable, c’est le coût social de la sous-déclaration qui reste un angle mort des politiques publiques. «On ne parle que d’argent, mais derrière ces chiffres, ce sont des millions de personnes abîmées par le travail, rappelle Jérôme Vivenza. Aujourd’hui, la sous-déclaration est tellement massive que les indicateurs sur lesquels on s’appuie ne veulent plus rien dire. Cela nous empêche de mettre en place des politiques de prévention d’ampleur et efficace.»

Une illustration de son propos : sur cet article du projet de loi de financement de la Sécurité sociale, aucun amendement n’a été déposé par des parlementaires de la Nupes. «Il n’y a aucune analyse politique de ce sujet, donc comment voulez-vous qu’il y ait une volonté ensuite?», regrette le syndicaliste.

Seuls Les Républicains ont déposé des amendements… en proposant de baisser encore le montant du transfert compensatoire proposé par le gouvernement.

Seuls des députés du groupe Les Républicains ont déposé des amendements sur l’article 48 en proposant de baisser encore le montant du transfert compensatoire proposé par le gouvernement… Les arguments avancés pour les justifier sont, presque mot pour mot, ceux avancés par les organisations patronales.

Celles-ci sont d’ailleurs sur tous les fronts dans les débats sur le projet de loi de finances (lire notre article, « Budget : la loi de finances nous promet l’austérité ») pour bénéficier au maximum des avantages égrenés par le gouvernement. Outre celui précédemment décrit, la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée (CVAE) d’un montant de 8 milliards d’euros ou la quasi-inexistence d’une taxe sur les superprofits illustre combien ce projet de loi sur le budget reste très à l’avantage des entreprises.

Économie
Temps de lecture : 10 minutes