« Deux secondes d’air qui brûle » de Diaty Diallo : feu sur l’injustice

Un premier roman qui dit l’exclusion des quartiers populaires, la stigmatisation des corps et la banalisation de la violence.

Lucas Sarafian  • 26 octobre 2022 abonné·es
« Deux secondes d’air qui brûle » de Diaty Diallo : feu sur l’injustice
© Photo : Bénédicte Roscot.

La tragédie se joue un 16 juillet, « un soir d’été comme tous les soirs d’été ». Dans son quartier populaire, Astor, qui a abandonné ses études d’arts appliqués pour devenir jardinier, a prévu d’aller en soirée dans un parking avec son cousin Samy. Celui-ci étant en retard, il décide d’y aller seul et de « s’assembler au reste de la communauté » tant bien que mal.

Deux secondes d’air qui brûle, Diaty Diallo, éd. Seuil, 174 pages, 17,50 euros.

Il fait la rencontre d’Aïssa, tombe sous son charme, mais n’a le temps d’échanger avec elle que quelques mots. Dehors, quelqu’un crie. Une grenade entre par les voies d’aération. Le gaz étouffe les participants. Et Astor ne retrouve plus Aïssa.

À l’extérieur – car le début du roman alterne entre le sous-sol, le lieu de la fête et de la liberté, et l’extérieur, celui de la répression –, la bande d’Astor se raconte des « histoires déjà racontées des dizaines de fois » et s’oppose sur des « débats rincés ».

Il y a là Chérif, le frère aîné de Samy, qui vient de réussir ses partiels de droit et n’a pas encore choisi sa spécialité pour la rentrée, Nil, chaudronnier, Issa, futur éducateur, et Demba, qui écrit et chante. Une somme de vies tranquilles et « presque chiantes ».

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Le groupe de copains se fait contrôler par la police, qui ne semble pas avoir envie de les écouter. En quelques secondes, ils se retrouvent en ligne, les mains contre le mur, pour une fouille. Chérif « s’exécute, baisse son pantalon, plaque son front et ses paumes sur les briques rouges, tousse quand on lui intime de le faire, ne réagit pas au “Sale nègre” qu’il entend ».

Une dénonciation du racisme dans la police.

Et tout s’emballe. La tension monte, les insultes fusent, on met quelqu’un au sol, des genoux pressent ses omoplates et sa trachée, « et d’une main au sommet de son crâne on lui écrase la bouche contre le bitume ». Des renforts arrivent : tirs de grenades contre tirs de mortiers d’artifice.

Issa s’énerve, défie l’un des policiers avant d’être emmené au commissariat et de recevoir une trentaine de coups « dans la tête, pas trop, pour éviter les marques, et surtout dans le torse et le mou du ventre ». Une violence de plus. Plus loin, Samy entend l’interpellation et se rapproche de la scène, agrippé à la taille d’un ami à l’arrière d’une moto. Il voit son frère menotté. Une voiture les poursuit et un policier ouvre le feu. Une balle vient se loger entre son omoplate gauche et sa colonne vertébrale. Le quartier s’embrase. Une révolte collective se déclenche.

Aucun de ces « sempiternels mecs en bleu » n’a de prénom. C’est l’uniforme qui leur donne du pouvoir, et ils en abusent constamment.

Nourri du récit de la mort de Gaye Camara, tué par la police dans la nuit du 16 au 17 janvier 2018 à Épinay-sur-Seine, en Seine-Saint-Denis, et de la lecture de Lettre à Adama d’Assa Traoré et de la journaliste Elsa Vigoureux (éd. Seuil, 2017), Deux secondes d’air qui brûle dénonce le caractère systémique du racisme dans la police. En effet, aucun de ces « sempiternels mecs en bleu » n’a de prénom. C’est l’uniforme qui leur donne du pouvoir, et ils en abusent constamment.

À travers les yeux d’Astor, le narrateur, l’autrice embrasse le quotidien des habitants de ce quartier. Elle offre une description précise de ces dominés qui sont stigmatisés pour leur couleur de peau, vivant aux yeux de la police « un peu trop » et « un peu trop fort », et dont les corps sont mis à rude épreuve face aux représentants de l’ordre qui les harcèlent quotidiennement.

Le roman est une tentative de cartographie encore peu représentée dans le paysage littéraire : le portrait d’un quartier à deux pas de la ville et en dehors du monde.

En procédant par immersion, elle revalorise aussi la parole des quartiers populaires, sans cesse méprisée. À l’image de cette bande d’amis qui essaient de dialoguer avec les policiers, avant de se voir réduits au silence : «Faut pas nous plier, faut pas nous pourchasser, arrêtez de nous faire courir, faut pas nous tabasser, nous violer, nous flinguer. Faut arrêter s’il vous plaît. On est blasés. C’est une manière d’exprimer la peur », crie Astor.

Le ton est d’emblée donné : Diaty Diallo se place parmi « les humilié·es, les blessé·es, mutilé·es, violé.es, les incarcéré·es, […] les assassiné·es et tous les téméraires emportés sur leurs deux-roues, ni oubli, ni pardon ».

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La jeune autrice conjugue écriture imagée et style incisif. (Photo : Bénédicte Roscot.)

Derrière ce récit de bavure policière, elle raconte un espace où la violence est banalisée. Les habitants doivent constamment justifier leur existence. Ils n’ont même plus accès à l’espace public. Leur univers ne leur appartient plus. Un exemple : ils sont sans cesse obligés de refabriquer leurs barbecues, saisis à chaque contrôle de police.

Le roman de Diaty Diallo est une tentative de cartographie encore peu représentée dans le paysage littéraire : le portrait d’un quartier à la fois à deux pas de la ville et en dehors du monde. Un microcosme exclu qui a « l’odeur de la part qu’on lui laisse. Des mètres de trottoir, quelques bancs, des triangles d’herbe, des bouts de bois mort qu’on transforme en braise pour cuire la viande ».

Un sentiment d’urgence et de poésie

Un propos politique que l’autrice entend poursuivre : son prochain livre sera inspiré des manifestations lycéennes contre le contrat première embauche en 2006 – une contestation de trois mois contre cette mesure poussée par Dominique de Villepin, alors Premier ministre de Jacques Chirac.

Deux secondes d’air qui brûle est un texte dense d’où se dégage un sentiment d’urgence et de poésie. Entre des références à Billie Eilish, 13 Block, Jul et Édith Piaf, la jeune autrice de Seine-Saint-Denis conjugue une écriture très imagée et un style oral et incisif, empruntant parfois au rap et au slam. L’argot est courant et la musique traverse le livre – une discographie de six pages est fournie à la fin du roman. C’est ainsi que les personnages se réapproprient les mots. La langue est le dernier espace dans lequel ils gardent le contrôle sur leur destin.