En Dordogne, les éleveurs anticipent le retour du loup

Des propriétaires de troupeaux et des scientifiques ont créé un réseau d’acteurs et un plan d’action pour prévenir les actes de prédation sur leur bétail et assurer une cohabitation apaisée.

Théo Tzélépoglou  • 5 octobre 2022 abonné·es
En Dordogne, les éleveurs anticipent le retour du loup
© Éric Guttierez, l’éleveur à l’origine du réseau Entente. (Photo : Théo Tzélépoglou.)

C’est dans la presse et les cabanes de berger des montagnes du Béarn qu’Éric Guttierrez a eu vent du retour du loup. Chaque année, son troupeau de brebis transhume dans ces alpages, où des attaques ont été référencées à quelques dizaines de kilomètres de son cheptel.

À son retour chez lui, à Saint-Christophe-de-Double en Dordogne, il se renseigne sur la dynamique naturelle de l’animal sur le territoire français. Le constat est inéluctable : il arrive dans sa région. « Quand j’ai vu que ne pas se préparer à son retour avait des conséquences catastrophiques, j’ai cherché de l’aide. Je suis tombé sur Antoine Nochy, philosophe et écologue, qui avait écrit un livre sur le canidé. J’ai donc décidé de le contacter. »

Formé par des spécialistes aux États-Unis, tels que Lucyan David Mech et Douglas W. Smith, cet auteur est le premier non-Américain à avoir travaillé au fameux parc national de Yellowstone. Là-bas, les problématiques d’attaque de bétail aux abords du parc existent, tout comme en France, et Antoine Nochy connaissait le sujet.

À son retour en France, Antoine Nochy crée l’association Houmbaba. Puis il est missionné dans le Limousin en 2018 par la région Nouvelle-Aquitaine pour réaliser des diagnostics de pistage, afin de déterminer la présence potentielle de l’animal. Rapidement, le projet se politise, les clivages entre les pro et les anti-loups se forment et le projet n’est pas reconduit. Or, pour être efficace, ce programme doit être pensé dans la durée.

Protection des troupeaux et maintien à distance

Fort de ce constat, Antoine Nochy décide de travailler en Dordogne avec Éric Guttierez sur un plan de prévention des risques de prédation (PPRP) qui serait porté par une structure neutre. «Il existe des plans de prévention dans le cadre du travail ou pour les inondations. Si nous sommes capables de nous prémunir de ces risques, nous devons être capables de réfléchir à la façon de se protéger des prédateurs», déclare Éric Guttierez.

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Éric Guttierrez, éleveur, est à l’origine du réseau Entente. (Photo : Théo Tzélépoglou.)

Pour cela, ils contactent le Centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (Civam) du territoire afin de chercher de l’aide. Les Civam sont des groupes d’agriculteurs et de ruraux qui travaillent de manière collective à la transition agroécologique. Avec l’aide de cette structure, les deux hommes décident de créer ce PPRP.

L’idée est de poser des diagnostics de vulnérabilité chez les éleveurs et de les aider financièrement et techniquement à s’équiper de chiens et de clôtures.

«La philosophie du plan est simple : nous n’adoptons pas de position pro ou anti. Le conflit est stérile. Les maîtres mots sont “protection des troupeaux” et “maintien à distance”. Nous voulons mettre en place les mesures qui nous permettent d’occuper une partie du territoire sur lequel nous sommes légitimes au même titre que les autres êtres vivants», rapporte Éric Guttierez.

Ce plan englobe 35 communes de Dordogne et de Gironde et consiste à travailler avec tout organisme et tout intervenant partageant l’ambition de préserver les systèmes d’élevage extensif, à expérimenter toute mesure légale visant à protéger les troupeaux, et à coopérer avec des citoyens souhaitant conserver une agriculture du vivant locale, durable et diversifiée.

«L’idée est de poser des diagnostics de vulnérabilité chez les éleveurs et de les aider financièrement et techniquement à s’équiper de chiens et de clôtures », déclare Émeline Delong, coordinatrice du Civam. Ces aides sont financées par le fonds de formation des agriculteurs du Civam, mais ne sont pas suffisantes. « Pour l’instant, les demandes de subventions à la chambre d’agriculture traînent. Ces instances sont politisées et veulent éviter d’être cataloguées pro-loups», témoigne Émeline Delong.

Statu quo français

En France, l’État dédommage les éleveurs pour pallier les dégâts causés par le prédateur sur les troupeaux. Toutefois, les premières attaques indiquent qu’il est installé depuis longtemps, avec déjà une bonne connaissance du territoire, et ses habitudes.

«L’animal est très élusif. Il peut passer cinq à dix ans sur un territoire en étant très discret. À partir du moment où il apparaît, il sait qu’il se montre devant des gens qui ne sont pas dangereux», souligne Éric Guttierez. Et tant qu’il n’y a pas de présence avérée et certifiée par l’Office français de la biodiversité (OFB), peu d’aides sont mises en place pour anticiper le risque de prédation, et trop tard pour assurer une bonne cohabitation.

Depuis cette année, la Dordogne a été classée en cercle 3. Dans le zonage du plan national d’actions 2018-2023 sur le loup et les activités d’élevage, il correspond aux zones possibles d’expansion géographique du grand canidé, où des actions de prévention sont encouragées en raison de la survenue possible de prédation à moyen terme.

Dans les faits, seuls l’achat et l’entretien des chiens sont subventionnés. « Pour obtenir ce classement, il faut que le territoire mitoyen soit en cercle 1 ou 2, donc déjà dans des zones à fortes tensions et avec des attaques. » Mais s’équiper de chiens de protection efficaces n’est pas immédiat. Il faut en effet deux ou trois ans pour sélectionner, tester et entraîner un chien.

L’anticipation de prédation prévue par l’Office français de la biodiversité est trop tardive au regard de l’écologie lupine.

«Si on passe en cercle 3 une année et que l’année suivante il y a des attaques chez nous, on se retrouve en cercle 1 ou 2 avec des chiots de protection !» s’exclame Éric Guttierez. Sans compter que le berger doit modifier toute sa conduite d’élevage, le tout dans l’urgence. L’anticipation de prédation prévue par l’OFB est donc trop bien tardive au regard de l’écologie lupine.

Pas de réseau, pas d’anticipation

Dans le Limousin, la présence du loup n’a jamais été validée officiellement avant 2021. Or le travail d’Antoine Nochy et de son collègue éthologue Hadrien Raggenbass était clair. « Entre 2018 et 2020, nous avons relevé des indices confirmant la présence d’individus et même des indices de meutes installées. Il s’agissait d’hypothèses solides selon la méthodologie américaine, déclare Hadrien Raggenbass. On ne nous a pas écoutés, on nous disait qu’il s’agissait d’individus isolés. Résultat, en 2022, le territoire est passé directement en cercle 2, avec une cinquantaine d’attaques. »

Pour renforcer et compléter le PPRP, le travail d’Antoine Nochy et d’Hadrien Raggenbass préconisait de créer un réseau d’acteurs du territoire. Le 23 avril dernier, le Civam crée alors un outil, le réseau Entente, qui consiste à impliquer les habitants dans un effort de veille partagée sur la présence du prédateur pour mieux comprendre sa dynamique d’installation.

Ce réseau souhaite guider, prioriser et améliorer l’efficacité des mesures de protection que les éleveurs pourraient mettre en place. « Le but de cette journée était de transmettre aux institutions ce qu’est le PPRP, quelle est sa philosophie, et de lancer le réseau, déclare Émeline Delong. Le réseau s’appuie sur la compréhension et la recherche d’indices de présence du loup, il fallait donc montrer aux autorités qu’on ne cherche pas l’animal pour le tuer. Et puis il fallait porter ce projet à la connaissance des acteurs du territoire tels que les élus, les randonneurs, les chasseurs et les habitants pour qu’il soit accepté. » Car sans bonne entente entre toutes ces parties, pas de réseau, et donc pas d’anticipation.

« Lire » le milieu naturel

Antoine Nochy, hélas décédé d’une crise cardiaque en janvier 2021, n’a pu voir la création de ce réseau. C’est donc Hadrien Raggenbass qui a repris la gestion du projet. Membre du réseau Loup-lynx, il est le référent scientifique du réseau d’entente des éleveurs de la rivière Double, il valide les indices de présence et anime des journées de formation pour bénévoles « vigies » de la prédation sur le territoire.

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Hadrien Raggenbass, écologue, encadre le réseau Entente.(Photo : Théo Tzélépoglou.)

La dernière a eu lieu le 17 septembre. Elle avait pour but d’apprendre aux participants à « lire » le milieu naturel qui les entoure et à repérer les indices fugaces de la présence des grands carnivores. « Au cours de cette journée, nous avons repéré deux voies complètes avec tous les indices laissant penser à des traces de grands canidés», déclare Hadrien Raggenbass.

L’éthologue rédigera un rapport pour l’OFB, qui est la seule structure à même de déclarer officiellement si ces indices signalent des loups ou des chiens. Mais, pour lui, « ça ne ressemble pas à du chien, et les chiens, on les retrouve » _L’éthologue émet des regrets sur la gestion du sujet en France. « Les décisionnaires du plan national d’actions sur le loup ne prennent pas en compte la dynamique comportementale de dispersion de l’animal. Ils se concentrent surtout sur des modélisations. »_

Nous sommes passés de 630 à 900 animaux estimés en France en même pas un an ! La marge d’erreur ne cesse de grandir entre les modèles et la réalité révélée.

Pour le scientifique, ces modélisations peinent à prédire la dynamique de la population française et sa dispersion. « Nous sommes passés de 630 à 900 animaux estimés en France en même pas un an ! La marge d’erreur ne cesse de grandir entre les modèles et la réalité révélée par les comptages annuels de l’OFB. »

Pour Hadrien Raggenbass, le problème vient du fait que l’OFB dépend de l’État, qui lui assigne à côté de ses missions toujours plus d’activités de gestion malgré des moyens de plus en plus faibles. Contacté à ce sujet, l’OFB n’a pas souhaité nous répondre et nous a renvoyé vers les communications officielles de la préfecture.

Modèle suisse

En Suisse, c’est la fondation Kora qui est chargée des missions de connaissance scientifique sur les grands prédateurs, une institution uniquement à vocation scientifique, qui travaille en collaboration avec les autorités. Ainsi, dans ce pays, « il y a plus de travaux scientifiques, de rendus publics, d’articles dans les journaux portant sur les dynamiques des populations, sur les décomptes d’attaques, etc. Cette abondante vulgarisation aide à réfuter les théories fumeuses sur la réintroduction du loup ou l’hybridation, par exemple», commente Hadrien Raggenbass.

Selon lui, le consensus international est pourtant clair : « Il faut travailler sur notre connaissance de la prédation pour protéger les éleveurs et créer des expérimentations pour empêcher les prédateurs de s’approcher du bétail. » Pour apaiser ce conflit avec le sauvage qui dure depuis maintenant trente ans, l’urgence est donc à l’anticipation et à la compréhension du vivant.

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